Le téléphone a sonné et c'était le milieu de la nuit. Il a juste dit : «C'est moi. » Claire a grogné, s'est retournée plusieurs fois dans son sommeil et d'une voix pâteuse a murmuré : « Qui est-ce ? » J'ai quitté la chambre, le combiné collé à l'oreille. À son souffle, à son silence, je devinais sa gorge étranglée, et aussi qu'il avait bu. Je lui ai demandé où il était et comme toujours il a répondu : «À l'autre bout du monde, où veux-tu que je sois ? » Ça faisait dix mois que je ne l'avais pas vu. La dernière fois c'était à Brest, je l'avais rejoint et nous avions passé la nuit à boire dans le quartier de Recouvrance. Au matin, le bateau repartait pour l'Égypte, le Chili, New York, la Finlande.
Il m'appelait d'un bar en Australie. Là-bas les types buvaient la bière par litres, jamais moins. Cet après-midi-là, il avait loué un 4 x 4, s'était promené pour une fois, avait écrasé trois kangourous. Je lui manquais, c'est ce qu'il m'a dit alors, et aussi que j'étais son petit frère préféré et j'ai presque pu sentir sa main ébouriffer mes cheveux. Il m'a demandé des nouvelles. Je n'avais rien de précis à lui dire. Je voulais juste qu'il parle encore, entendre sa voix et m'endormir avec. Me dire qu'il était là tout près. Me dire qu'il était heureux et que sa vie lui allait. Il a continué et, très vite, c'est devenu un flot sans queue ni tête, il pleurait et bouffait la moitié de ses mots. Il parlait d'une fille et du mal qu'elle lui avait fait, de la fièvre qui l'avait mis à terre pendant deux semaines. De Laetitia qui lui manquait, de maman et de son visage de morte. Dans sa tête, il la voyait toujours ainsi et jamais autrement, le visage osseux et poudré, les paupières closes. De sa voix qu'il avait oubliée. La douceur de son cou quand gamin il l'embrassait là.
- Quand est-ce que tu reviens ?
- Dans deux mois. Je serai à Marseille.
-Dis, Antoine, papa, il a toujours été comme ça?
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Il a toujours été comme ça ou ça a commencé à la mort de maman ? Je me souviens pas. Je me souviens pas de lui avant. Je sais plus comment il était avec nous, s'il avait l'air de nous aimer un peu ou quoi ?
Mon frère n'a pas répondu. Quand il a raccroché, j'ai pleuré comme un con dans le salon. Par la fenêtre, je voyais l'immeuble d'en face, les murs lézardés et, plus bas, les pavés noirs où mouraient des plantes malades.
Deux mois plus tard, j'ai pris un jour de congé et le train pour Marseille. Je l'ai attendu dans un café du Vieux Port et les types parlaient fort. Ça sentait la bière, le pastis, et sur l'écran géant s'agitaient des footballeurs. Il est arrivé avec son sac à l'épaule, sa cigarette entre les lèvres. Il m'a dit : «Viens on se tire de là» et on a erré au hasard dans les rues du Panier. Parfois sans prévenir l'horizon éblouissait, la mer s'étendait à nos pieds, chargée de cargos gris fer, entre les murs orange et pas ravalés. On a pris une chambre et l'hôtel donnait sur les calanques. Il y avait du bruit tout autour, des gens qui gueulaient dans les rues et sur la plage, de la musique arabe ou africaine. Les fenêtres étaient grandes ouvertes. Au plafond tournaient mollement les pales d'un ventilateur. Allongés côte à côte sur le drap mauve, l'air nous caressait la peau. On se taisait pour écouter la mer. Ailleurs elle ne sonnait pas pareil, disait-il. À chaque endroit où il s'arrêtait, la mer sonnait différemment. Je ne sais plus de quoi on a parlé. Je sais juste qu'on avait chaud et que je sentais la sueur de son bras sur le mien, que nos peaux se collaient par endroits et que j'aurais voulu que ça ne s'arrête jamais. À l'aube, on a marché vers les plages et il s'est baigné nu tandis que le jour se levait. Il m'a montré ses nouveaux tatouages dans le dos et sur la poitrine, je lui ai dit que je les aimais. Il avait aux lèvres son petit sourire, celui que j'adorais depuis toujours, celui qu'il prenait quand il savait qu'il m'impressionnait. Soudain sur l'eau calme, une seconde à peine, ma mère s'est mise à flotter avant de se diluer.
Après ça je ne l'ai plus jamais revu, il n'a plus donné de nouvelles. J'ignore s'il mène encore cette vie-là, s'il a fini par s'arrêter quelque part, ou bien s'il est mort.
Après le départ d'Antoine, je suis resté quelques mois seul avec mon père. Durant cette période, il travaillait moins, passait le plus clair de son temps dans la maison, ne sortait plus guère, même dans le jardin qu'il avait fini par laisser à l'abandon. Il tuait ses journées devant la télévision, ou à lire de long en large des magazines automobiles. Nous prenions nos repas séparément et je restais le moins possible à la maison, ou bien je m'enfermais dans ma chambre. Nous ne faisions que nous croiser et je vivais dans l'angoisse absurde qu'un jour il entre dans ma chambre, armé d'une batte de base-bail ou d'un morceau de bois, et que sans un mot il se mette à me battre, jusqu'à ce que je perde connaissance.
L'année de mes dix-sept ans, j'ai quitté la maison sans un mot. Après mon départ, comme mon frère, je n'ai plus donné de nouvelles à mon père, et je ne crois pas qu'il ait jamais cherché à en prendre. Je ne l'ai revu qu'un an plus tard, et ce fut notre dernière rencontre. C'était l'été, et je gagnais ma vie comme veilleur de nuit dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. L'hôtel abritait des immigrés qui pour la plupart travaillaient le soir et dormaient le jour. Tandis qu'ils s'absentaient, nous louions leurs chambres aux prostituées albanaises, africaines ou chinoises qui circulaient boulevard de Strasbourg. J'ignore pourquoi, j'étais hanté par l'idée de voir un jour mon père se présenter au bras de l'une d'elles, de devoir lui faire face, le saluer et encaisser les cent cinquante francs qu'il me tendrait en faisant mine de ne pas me reconnaître ou de m'avoir effacé de sa mémoire. Mais ce n'est jamais arrivé. Je l'ai juste croisé un soir, en me rendant au travail, dans un bar proche où j'avais mes habitudes. Il buvait une bière, son visage était maigre et tendu vers un téléviseur où couraient des chevaux. Il portait une casquette, un pantalon trop large et il m'a paru effroyablement fragile et vieilli. En le voyant ainsi, minuscule, insignifiant, je me suis demandé un instant comment nous avions pu mon frère et moi avoir si peur de lui. J'ai commandé un café, les pieds au milieu des papiers de sucre, des mégots et des tickets de jeu. Dans la lumière glauque, les courses se succédaient et des types remplissaient des grilles sur le formica des tables jaunes. De temps en temps, ils levaient les yeux, portaient leur verre à leurs lèvres, et regardaient les chevaux courir en rond. Certains sautaient des obstacles, d'autres n'y parvenaient pas et s'étalaient de tout leur long sur la piste boueuse, écrasant au passage leur jockey haut comme trois pommes. Le patron m'a salué d'un signe de tête, et en essuyant ses mains sur son tablier noir, m'a lancé son habituel : « Alors monsieur Olivier, comment on va ce soir ? » Mon père ne s'est pas retourné à mon prénom, mais sans doute était-ce normal après tout, des tas de types portent mon prénom, même si moi, bien sûr, je sursaute chaque fois que j'entends prononcer celui de ma mère ou de Chloé, d'Antoine ou de Lorette, même au cinéma, même à la télévision. Je me suis approché de lui, j'ai posé la main sur son épaule, c'était la première fois que je le touchais ainsi. Il s'est retourné et son visage n'a pas pris la moindre expression. «Ça va? Qu'est-ce que tu deviens?» C'est tout ce qu'il a dit. Puis, sans attendre de réponse, il s'est remis à fixer le téléviseur. J'ai réglé mon café et je suis sorti. Je me souviens qu'il pleuvait et qu'il faisait si sombre que la nuit semblait déjà là. Pourtant elle ne tomberait que deux heures plus tard.
Je ne sais rien de mon père. Durant les trois ans qui précèdent la mort de ma mère, il est absent de mes souvenirs. Et le reste n'est que nuit noire. J'ignore tout de lui, mais je ne peux m'empêcher de rêver qu'alors il était un autre, qu'il nous adressait la parole, nous embrassait, nous souriait, qu'il prenait de son temps pour jouer avec nous, se promener à vélo, nous emmener aux entraînements de foot ou simplement contrôler nos devoirs. Je rêve de cela mais je ne me souviens de rien. Il n'a jamais rien dit de lui, ne m'a jamais rien confié de son enfance, des circonstances dans lesquelles il avait rencontré ma mère, des métiers qu'il avait exercés avant de se lancer comme artisan taxi, comment il avait financé sa plaque, à quel âge il avait commencé, s'il avait fait des études avant ça, s'il avait travaillé jeune ou non. Je ne sais rien, sinon qu'il a vécu avec ses frères et sœurs dans un F3 à Clamait, qu'il était l'un des plus jeunes, et que son père ne supportait pas qu'on parle pendant les repas. Je n'ai que très peu de photos de lui. Une au service militaire, la cigarette au bec et la joue contre son famas, une autre en classe à dix ans, raie impeccable sur la gauche, chemise à carreaux repassée dépassant à peine de la blouse, sourire crispé de circonstance et c'est à peu près tout. Après viennent les clichés où figure ma mère et c'est avant la naissance d'Antoine. La couleur des cheveux de maman ne cesse d'y changer, ainsi que ses robes. Quant à mon père, il n'apparaît que rarement, le plus souvent posant ostensiblement, un mince sourire aux lèvres, faisant parfois l'imbécile, dans une attitude de décontraction inspirant la sympathie. Sur plusieurs d'entre elles, il tient ma mère par la taille, ils se promènent, ou bien il l'embrasse, ou encore ils rient aux éclats tous les deux, lui seulement vêtu d'un short et elle en maillot de bain, un foulard dans les cheveux au volant d'une DS ou allongée dans un transat, sur la terrasse d'une maison de vacances dans le Lot ou les Pyrénées. Ces photos sont des preuves. Je n'ai rien d'autre à quoi me fier. Ces photos sont les seuls témoignages de la possible tendresse de mon père, de sa chaleur, de son amour, de son humanité même.
III
À CIEL OUVERT
J'ai quitté la chambre, laissé Claire et Chloé à leur sommeil d'anges. La nuit s'épuise peu à peu. La promenade est déserte, un vent glacé la givre. Je croise des ombres, des corps battus par le vent, des visages invisibles. Je longe des hôtels aux fenêtres noires, des bars aux tables rangées. J'entends résonner des pleurs d'enfant et mon cœur se tord. Au bout de la bande de ciment, un escalier s'enfonce dans la nuit et à chaque pas j'y vois un peu moins. Sur la droite, retirée à plusieurs mètres des falaises, laissant à nu du sable sombre et des cailloux gris, la mer bat comme un muscle, remplit l'air et semble le monde entier. Je marche sur les pas de ma mère, comme elle dans le noir profond, mes poumons s'emplissent de vent et du parfum cru de l'eau. Je suis ses traces et ma mémoire est comme le ciel où filent les nuages anthracite, mon enfance enfoncée sous combien de kilos de sable ? Je marche sur les pas de ma mère, je vais vers sa mort, plusieurs fois je tombe et mes genoux sont couverts de terre meuble, dans la paume de mes mains s'infiltre la boue, crissent des cailloux. Bientôt j'atteins le sommet des falaises, elles s'échangent et se brisent sur des kilomètres. Je ne vois rien et le vent me colle en arrière, me saoule et me brûle les yeux. Je m'avance jusqu'au bord extrême, je pourrais fermer les yeux et tenter de deviner où s'arrête la terre, faire ce pas de plus qui me clouerait au sable, démembré, déchiqueté, fracassé des dizaines de mètres en contrebas. Je suis les pas de ma mère, j'entends sa voix, devant mes yeux elle est là, vivante et légère, son visage creusé sous ses cheveux longs. Et soudain elle disparaît. Quelques oiseaux passent, et je jurerais que leurs ailes me frôlent, ils crient et je leur réponds. Je sais pourtant qu'il y en a peu, mais ils sont des milliers autour de moi, ils m'accompagnent en un strident cortège. Goélands marins, bruns et cendrés, argentés ou railleurs, mouettes rieuses ou de Bonaparte, pluviers, sternes de Dou- gall, caspiennes, voyageuses ou bridées, hérons, guifettes, mergules et macareux, guillemots de Troïl, fous de Bassan, cormorans, océanites tempête, puffins pétrels, fulmars, huîtriers pie tournent sans fin le long des falaises dont j'ignore les contours, où elles commencent et où elles finissent. Tout siffle autour de moi, je me confonds avec le vent, le fracas de la mer, le tournoiement des oiseaux, je suis un corps vide et fondu dans la nuit. Je trébuche et ma joue frotte la lande sèche, durcie par le froid. Je sens sur mon front couler du sang chaud. Les goélands viennent me bouffer les yeux je crois, la nuit tourne sur elle-même, et la lune et les étoiles. Je pousse un hurlement comme on se purge de tout, mais ma voix me parvient à peine, perdue dans la bourrasque et le vacarme que fait la Manche. Je suis une nuit noire, une bordure de falaise, une vie noyée, avec vue sur le vide et sans vertige. Nous avons quitté Paris comme on sauve sa peau. Nous avons mis fin à ma vie de somnambule, mes heures de mort vivant, rognées par l'alcool, prostrées et débiles. La maison est à deux pas des falaises et d'une plage comme un croissant. La presqu'île s'enfonce loin dans la mer, la lande prend mille couleurs, mangée par les mûriers, la mousse et la bruyère, Crozon sent la fougère, la roche humide et la réglisse. Les premiers temps, Claire se moquait de mon goût pour les oiseaux, je pouvais passer des heures entières à les contempler, suivre des yeux leurs trajectoires bizarres, leurs virées soudaines et leurs courbes lumineuses. Claire partait le matin et je buvais mon café sur le port, dans la lumière lavée, le ciel changeant. Des chalutiers revenaient des pleines mers, disposaient sur les quais des caisses luisantes de poissons argentés, des filets qu'on mettait à sécher. Puis je longeais à moto des kilomètres de pointes et de calanques, je m'arrêtais plonger mes mains dans le sable, tout près du centre ornithologique. Sur la route, les éoliennes tournaient lentement et la roche était grise et verte. Quelques villages austères se perchaient en lisière, aux murs de pierres épaisses et sombres, aux habitants taillés par le vent. Je passais des heures aux abords du centre, à observer les enclos où l'on soignait des cormorans blessés, à surveiller l'activité secrète de ces types qui vouaient leur vie au comptage des oiseaux, au recensement des espèces. Cette vie ne m'a guéri de rien, elle était juste possible, quand aucune autre ne l'était, et surtout pas celle que je venais de quitter. C'était une vie de silence et de vide, d'absence et de présence aiguë aux choses, aux variations de la lumière, au mouvement immobile des eaux, aux parfums, à la texture de l'air. C'était une vie où enfin je trouvais une place, en retrait de toutes choses mais tranquille, un corps que l'on emplit d'air et d'embruns, un cerveau qu'occupent tout entier le bruit de la mer et du vent, la fréquentation des oiseaux. J'écrivais parfois. Claire dans le soir humide me couvrait de baisers et nous buvions tard dans la nuit, tandis que tout craquait dans la maison, que derrière nos volets clos valsaient les arbres et se fissurait le monde. Puis l'été est venu et j'ai trouvé sur une plage une place de serveur dans une paillote éphémère au toit couvert de bambous. Des enfants venaient se couvrir de sucre glace, des vieux sirotaient des Perrier, des thés citron, les plus jeunes prenaient des bières, engloutissaient des paninis ou des gaufres avant de retourner à l'eau, à demi nus ou vêtus de combinaisons noires. Tout le jour, je faisais face à la mer, je l'observais monter et descendre, et le soleil se refléter dans le sable humide et troué de bassins minuscules où barbotaient de très petits enfants. Nous étions deux à travailler ainsi et, à tour de rôle, l'un de nous restait la nuit à dormir là. Je fermais la bicoque et j'installais sur le sol un matelas de fortune. Une batte de base-bail à portée de main, une bombe lacrymo dans la poche de ma veste, emmitouflé sous trois couvertures, j'entendais monter les eaux et j'avais parfois l'impression qu'elles étaient si proches qu'elles ne tarderaient pas à inonder les lieux et à m'engloutir. Je sortais de temps à autre et les bateaux se balançaient sous la lune, les rochers alignés étaient des îles minuscules où dormaient les goélands. Je me dépouillais de mes vêtements, je les semais sur le sable trempé, les nuits étaient parfois très douces et la mer absolument calme me léchait les chevilles, puis les cuisses et le corps tout entier, je marchais les pieds bien à plat et m'enfonçais sans hâte, jusqu'à ce que mes narines effleurent la surface. Le corps gelé je ne sentais plus rien, mon cerveau était tout à fait liquide et la lune peignait sur le noir des traits brillants et troubles. Claire parfois me rejoignait et nous dormions l'un contre l'autre, dans le noir absolu du bois partout autour, la rumeur assourdie mais qui tout de même enveloppait tout, nous berçait, nous contenait. Les années ont filé ainsi, je passais l'automne et l'hiver à sillonner les côtes, à me saouler de vent, à me perdre sur les sentiers, à mâchonner des herbes et à dormir dans les rochers, à boire du whisky tandis que l'air me rabotait la peau, à écrire des livres qui paraîtraient six mois plus tard. Puis la saison débutait et je retrouvais mon abri sur la plage, mes nuits étoilées, mes tours de garde où rien jamais n'advenait. Parfois des types montaient sur le toit, des couples forçaient les cabines et s'y abritaient pour baiser, des adolescents débarquaient dans le soir, restaient jusqu'à la fermeture, puis s'éloignaient sur le sable, jonglaient avec des torches enflammées, saturaient la nuit du bruit des djembés, fumaient des joints autour d'un feu, se tripotaient sous d'épaisses couvertures de laine, s'embrassaient à pleine bouche et se baignaient nus. Une fois seulement j'ai dû user de ma batte, une fois seulement j'ai vu les planches de bois se soulever dans le bruit sec des pieds-de- biche qu'on enfonce et des verrous qui sautent. Avant mon embauche, quelques tentatives de vol avaient eu lieu, envoyant au passage mon prédécesseur à l'hôpital, le nez fracturé après s'être battu pour sauver des sandwichs, des boissons, des frites congelées, des machines à café et des moules à gaufres. Les types sont entrés par les fenêtres et debout dans le noir je les attendais. Je n'ai eu à frapper qu'une fois, au hasard. Ma batte a percuté un visage ou autre chose, des os ont craqué, un hurlement s'est élevé et ils ont déguerpi. J'ai passé la nuit à réparer les dégâts. J'aime cette vie d'étés familiaux, de plages bondées, de gestes mécaniques et de sourires. J'aime que tout le monde paraisse heureux et détendu, que des directeurs financiers et des petits chefs hargneux se retrouvent à poil en train de jouer au ballon ou de construire des châteaux que la marée ou les gamins détruiront en un clin d'œil. J'aime au matin voir des familles courbées vers le sable, à traquer les mollusques, les petits équipés d'épuisettes et de bottes. J'aime le soir, dans la lumière dorée puis la nuit montante, voir de jeunes couples ou de plus vieux se tenir la main et marcher sur le sable lisse et brillant, fumer des cigarettes les yeux au ciel, flâner et avoir des gestes, des élégances, des sourires qu'ils n'ont nulle part ailleurs. J'aime les soirs de feux d'artifice, la plage surpeuplée et les gamins avec leurs lanternes, les pétards et la foule qui se presse pour être servie. J'aime les matins pâles et la plage abandonnée aux oiseaux, et ce type payé par l'office de tourisme qui vient jouer de la cornemuse les pieds plantés dans la mer. Je lui sers jusqu'à midi des verres de blanc qu'il boit en commentant l'actualité. J'ai aimé cet été, et c'était le troisième, quelques mois avant que Claire soit enceinte. Ils étaient une dizaine, des cousins plus ou moins proches, et débarquaient à la tombée du jour. Ils avaient entre douze et seize ans, prenaient des cafés et des bières que je leur servais avec un clin d'œil complice, et s'installaient tout près du club Mickey, signalé le soir par quatre barrières de bois clair et des toboggans que prenaient d'assaut les enfants au retour des promenades. Elle se tenait en retrait, portait toujours des pulls noirs où elle cachait son menton, et trop épais pour la saison. Elle avait quinze ou seize ans, des cheveux de jais très raides. C'était une fille étrange et revêche, opaque et sauvage. Elle me jetait des regards noirs et intenses, son petit visage extrêmement sérieux et magnétique. Ses yeux très maquillés, ses lèvres minces, elle les approchait juste avant que je ferme. Je lui offrais quelques verres et elle soupirait en regardant les autres, qui l'ennuyaient terriblement. Elle était là pour un mois, chez sa grand-mère qu'elle fuyait le soir. La vieille s'endormait avec les poules et, de jour en jour, j'avais appris à discerner, parmi les corps prenant le soleil, le sien et celui de son aïeule, toujours au même endroit. La vieille remplissait des grilles de mots croisés entre deux baignades, la plus jeune ne quittait jamais ses lunettes de soleil ni son tee-shirt. Peu à peu, elle prit l'habitude de passer du temps avec moi, de partager mon abri. Elle en aimait l'atmosphère de naufrage et me parlait à l'oreille. Son père était mort et c'était il y avait quelques mois à peine, un accident stupide mais qu'est-ce que ça changeait, il était mort et, d'une certaine façon, quelque chose dans mon visage ou dans mes yeux la faisait penser à lui. Je l'écoutais et ressembler à un mort ne voulait rien dire. Elle me chuchotait ses jours ordinaires, l'absence et l'enlisement, son indifférence aux autres, l'impression tenace qu'entre le monde et elle se dressait une vitre épaisse, une paroi de coton translucide, un rideau de pluie. Elle me racontait cela, les heures dans les cafés et les cours interminables, le soleil sur sa peau et la musique qui la faisait sortir d'elle-même, les manières qu'avait son père d'apparaître et de lui sourire avant de s'enfuir sans laisser la moindre trace. Treize ans nous séparaient mais nous étions tellement pareils elle et moi. Je ne le lui disais pas. Je me contentais d'abriter son cortège de confidences et le vieil arsenal de ses douleurs banales. Je me demande parfois pourquoi elle m'avait en quelque sorte choisi, ce qui dans mon attitude, mes gestes ou mon visage me trahissait, si tout cela participait d'une sorte de reconnaissance instinctive qui fait que parfois ceux qui se ressemblent s'assemblent, et parmi eux, plus que les autres peut-être, les plus fragiles et les moins armés pour affronter les vents froids. Un jour elle m'a avoué que c'était pratique avec moi, que j'étais une tombe où enfouir ses secrets, que j'étais si peu présent, si peu concret et existant qu'on pouvait me remplir à l'envi, et faire de moi ce qu'on voulait. Dans la lumière hésitante d'une lampe de poche, elle ôtait son pull et ses seins pointaient dans la nuit. Nous faisions l'amour au plus fort du bruit des vagues, je fermais les yeux et je croyais retrouver Lorette au bout de mes lèvres, son corps menu et osseux, ses hanches étroites et ses seins minuscules. Elle me fixait et serrait les dents, j'avais parfois l'impression de lui faire mal. Puis elle s'endormait contre moi, et elle tenait dans ma main, pas plus grande qu'une enfant tout à coup. Cela a duré une vingtaine de jours et elle est repartie. Elle se moquait parfois de moi, me traitait en riant de pervers, voulait savoir si ma femme était au courant que je couchais avec des mineures... Je ne répondais rien, je me contentais de hausser les épaules, moi-même j'ignorais mon âge, ma vie était si petite et j'avais si peu vécu, je n'étais qu'un enfant, j'avais onze ans et ma mère était morte, le monde était glacial et je grelottais, j'avais besoin qu'on m'enlace et qu'on me rassure, qu'on me berce et qu'on me réchauffe un peu. Exactement comme elle. Mes pieds butent sur des cailloux, ou s'enfoncent dans la mousse spongieuse et froide. Le monde n'est plus qu'un amas de bruits sifflants et secs, de couches de noir et de gris, de déplacements d'air et mon écorce ne couvre rien, ne contient rien. Je pourrais mourir aussi bien. Comme ma mère je pourrais mourir et mes yeux s'emplissent de larmes, et comme elle je m'avance vers le vide, et sous mes paupières et dans ma tête flotte le visage de Chloé et je me demande si elle aussi, tandis qu'elle mourait ou s'apprêtait à le faire, voyait, sur l'écran noir de la mer et du ciel fondu, apparaître nos visages, le mien et celui d'Antoine. Je me laisse tomber, l'herbe trempée m'accueille et me fait un lit froid. Je ne pourrai mourir aussi bien qu'elle, je le sais. Jamais. Chloé est née et je sais désormais que je ne pourrai jamais mourir. Et je préfère ne pas comprendre que moi aussi j'étais né et que cela n'a rien empêché. C'était l'été quand j'ai débarqué gare du Nord, avec mon sac en bandoulière et quelques économies. Je me rappelle avoir marché au hasard dans des rues étouffantes et bondées, bousculé par des milliers de corps en sueur, longeant des étals où s'entassaient des monceaux de viande, des tonnes de légumes et de fruits lointains dégorgeant leur sirop. Je me souviens de cafés sales où des types jouaient aux dames, des boutiques remplies de n'importe quoi, des centres d'appels téléphoniques où l'on parlait toutes les langues, et où des Asiatiques et des Africains attendaient leur tour, assis devant des rangées de cabines ouvertes, où on les relierait au Soudan, au Sénégal, à la Thaïlande, à l'Iran ou au Maroc. Dans des rues parallèles se nichaient des hôtels aux façades décrépies, aux peintures noircies. Des types glandaient devant, des blacks pour la plupart, guettaient on se demandait quoi, gueulaient dans leur portable ou s'apostrophaient d'un trottoir à l'autre en hurlant de rire. C'était Paris mais cela n'y ressemblait pas, du moins c'est ce que je me disais alors, avant de comprendre que Paris ne se ressemblait pas, et que ce n'était qu'ainsi qu'on pouvait l'aimer, avant encore de m'apercevoir que désormais Paris ne ressemblait plus à rien. Une ville musée, une ville de bureaux, une ville de boutiques de luxe et de décoration, de restaurants inabordables, de fooding, de shopping, de clubbing, de couples argentés, investis et épargnants, propriétaires et pourvus d'une vie professionnelle. J'ai pris une chambre dans un hôtel. Les murs partaient en lambeaux, le papier peint se détachait par pans entiers, ou bien l'humidité le rongeait et le trouait. Les peintures se décollaient, découvrant des murs de ciment lépreux. Des familles entières vivaient là, dormaient, regardaient la télé, bouffaient à six dans des pièces exiguës. Toutes les portes étaient ouvertes et l'on se parlait d'une chambre à l'autre, les musiques à plein volume se mélangeaient et se couvraient en un brouhaha étrange, les gamins couraient dans les couloirs, montaient et descendaient les escaliers juste vêtus d'une culotte ou d'un short de football. J'ai posé mon sac et des cafards se sont planqués sous le lit défoncé. La chambre était équipée d'un mauvais matelas, d'une armoire, et d'un miroir au-dessus du lavabo de faïence ébréché. Quelques jours plus tard, j'allais veiller à la réception d'un hôtel en tout point comparable. Je suis resté là une dizaine de jours, le temps de trouver un travail, d'ouvrir un compte, de louer une chambre. Je ne sortais pas beaucoup, la chaleur était suffocante et presque nu je trempais mes draps de sueur. Je somnolais jusqu'au soir où ne tombait qu'une médiocre fraîcheur, j'écumais le quartier et les bars, je rentrais tard et la nuit l'hôtel était moins calme que jamais. La musique jouait fort et tout le monde criait, riait, s'engueulait. Toutes les trois minutes, on frappait à ma porte pour m'inviter à boire un coup, j'avais du mal à résister et, assez vite, me retrouvais au milieu d'une pièce minuscule où des grosses bonnes femmes faisaient mijoter de la viande sur des réchauds portatifs. Des jeunes filles aux jeans incroyablement moulants parlaient sans cesse avec des voix aiguës, et leurs cheveux étaient prolongés de tresses multicolores. On sifflait du punch, du whisky à même le goulot, des bières le nez à la fenêtre, les enfants finissaient par s'endormir dans un coin, sur un matelas, un blouson roulé en boule ou à même le sol. Les joints tournaient à toute vitesse, les types faisaient claquer leur langue et certains se lançaient parfois dans d'extravagants discours en anglais, où il était question d'amour, de fraternité, du Seigneur, de l'Afrique et de la France. À chaque phrase, les autres acquiesçaient, frappaient dans leurs mains ou gueulaient amen. Le quatrième soir, une fille ne m'a pas quitté des yeux, elle dansait et je voyais bien que c'était pour moi, son cul haut perché se balançait sous mon nez, elle m'a tendu les mains et j'ai fait comme j'ai pu, il n'y avait pas grand-chose à faire, elle était grande et parfumée, sa peau était sombre et luisante, elle frottait ses fesses contre mon sexe et elle riait quand elle s'apercevait de mon érection. Nous sommes sortis de la pièce, elle se tournait vers moi dans le couloir aux ampoules grésillantes, me lançait des œillades de louve ou de biche, des clins d'œil, des gestes obscènes. Dans ma chambre elle s'est déshabillée sans cesser de danser. Puis elle s'est approchée de moi, a touché mon visage du bout de ses doigts en disant : « Toi tu as de beaux yeux, toi tu as de belles lèvres. » Elle a ôté mon tee-shirt et ses baisers étaient très tendres ou bien elle me mordait. Elle a pris mon sexe dans sa bouche et nous avons baisé debout, mon ventre touchait parfois son dos, mes mains s'accrochaient à ses seins, ses mains posées bien à plat sur le mur. Puis nous avons dormi et je crois que, toutes ces heures, elle n'a pas lâché ma queue, elle la tenait dans ses mains comme un oiseau, parfois la pressait un peu et me réveillait. À peine je touchais son cul je bandais, et alors c'était une valse moite et sa voix était rauque, on aurait juré qu'en jouissant elle chantait. Le jour s'est levé et j'avais rendez-vous près des Halles, un café cherchait un serveur, un des Africains de l'hôtel m'en avait parlé la veille, il avait tenté sa chance mais bien sûr ça n'avait pas marché. Le patron m'a reçu, il était tôt et nous avons bu un verre de blanc chacun, puis un autre pour la route, et encore un troisième pour fêter mon embauche. Je suis rentré sous une pluie d'orage, trempé jusqu'aux os et l'air était toujours aussi pesant et humide. L'hôtel était bizarrement silencieux. Toutes les portes étaient ouvertes et les chambres vides ou bien dévastées, matelas crevés dégueulant sur le sol une mousse jaune orangé, vêtements entassés au hasard, bouteilles brisées et taches de sang. La mienne avait été fouillée, l'entier contenu de mon sac répandu sur le carrelage, draps défaits et matelas retourné. J'ai senti une présence dans mon dos, je me suis retourné et c'était le type de la réception, un gars blafard et malingre dont la chemise s'ouvrait sur une invraisemblable collection de cicatrices, et qui planquait un flingue dans son tiroir. Il me l'avait montré un soir, c'était un engin lourd et rutilant, et longtemps j'ai gardé en tête qu'il était là, si d'aventure un jour j'en avais besoin. Les flics sont venus. Ils ont embarqué tout le monde. Y en pas un qu'était en règle. On va les renvoyer chez eux par charter. -C'est dégueulasse, j'ai dit. Ces types sont des porcs. Ça n'a rien de dégueulasse, mon petit, c'est la loi, et eux, ils se contentent de l'appliquer. Pour le reste, croyez-moi, ils veulent juste gagner leur vie et qu'on les laisse en paix le week-end à la maison avec leur femme et leurs gosses. Comme vous et moi. De toute façon, ces gens n'avaient pas le droit d'être ici. -Mais ils avaient le droit de vous filer leur pognon, non ? -Qu'est-ce que vous croyez? Si c'était pas moi, ce serait quelqu'un d'autre. Et puis, ceux-là, il était temps qu'ils se cassent, ça fait dix jours que j'ai pas vu un billet. Je l'ai prié de me laisser seul et il est parti en soupirant. Je n'ai pas voulu réfléchir à tout ça, l'imaginer elle aux mains des flics, le centre de rétention, les charters et les menottes, je n'ai pas voulu penser à la terreur, aux enfants, aux coups de matraque aux bras tordus, aux cris des bébés. Le lendemain, toutes les chambres étaient occupées, c'étaient des Africains, ni plus ni moins réguliers que les précédents, mais la plupart avaient de quoi payer quelques nuits au moins. Après ça, j'ai emménagé dans une chambre sous les toits, près du quartier des Ternes. Je réglais en liquide un loyer dérisoire, à un grand type à particule, qui logeait trois étages plus bas et ressemblait à Valéry Giscard d'Estaing. Il me regardait en biais et se tenait chaque mois dans l'encadrement de la porte de service. Derrière, j'imaginais une enfilade de salons vastes et tapissés de sombre, encombrés de larges fauteuils recouverts de velours vert bouteille ou bordeaux, aux murs épinglés de scènes de chasse, d'imitations de tableaux flamands, d'originaux de petits maîtres. On accédait à la chambre par un escalier étroit et sale, incongru dans un immeuble de ce genre. Les toilettes étaient sur le palier et la pièce minuscule, équipée d'une commode, d'un lit et d'une table qui me servait de bureau et où j'avais posé un réchaud à gaz. La fenêtre, percée dans la soupente où je me cognais la tête quand je me réveillais en sursaut d'un de ces rêves où maman m'apparaissait et me faisait signe de la rejoindre (alors je m'avançais vers elle et, à mesure que je m'approchais, elle s'éloignait et son visage se brouillait jusqu'à ce que ses traits s'effacent), donnait sur la cathédrale Alexandre-Nevski. Je passais des heures le front contre la vitre à contempler son christ doré et les arbres nus qui la cernent en hiver, les enterrements trois fois par semaine. Les premiers temps, je suspendais au-dehors une cage à oiseau où je laissais fraîchir le beurre, les yaourts, et la viande quand il me prenait d'en acheter, rarement en fait. Je ne me nourrissais que de pâtes, de riz, de semoule, de fruits et de vin bon marché, que je buvais en quantités astronomiques et qui me coupait suffisamment la faim pour me permettre de sauter la plupart des repas. Je me souviens de la moquette rêche et grise et des taches qui la maculaient, comme des îles au milieu de la mer, cartographie imaginaire dont je pourrais je crois retrouver le dessin. Des rubans de poussière qui les matins de plein soleil venaient s'y écraser. Du lit creusé et de ses pieds cassés, que j'avais remplacés par des briques rouges trouvées dans la rue. Des murs qui tanguaient et de l'étrange cage de douche en plastique, tout près du lavabo lézardé, et plus haut la fenêtre usée, donnant sur le mur et le puits de lumière. Le couloir distribuait cinq chambres du même type, l'un des locataires n'y avait pas l'eau courante et venait puiser au robinet près des toilettes, remplir des bassines et faire sa lessive, sa toilette tôt le matin ou en plein après-midi, quand il pensait être seul à l'étage. C'était un type d'une cinquantaine d'années, un Serbe au visage anguleux où hésitait une maigre barbe grise. Il occupait la chambre du fond et assurait pour la communauté orthodoxe du quartier de menus travaux d'électricité, de plomberie, de peinture et de jardinage. Je le croisais parfois dans la rue, passant le balai sur le parvis de la cathédrale, repeignant la devanture du restaurant décoré de poupées, de nappes rouges et noires, où des chanteuses blondes aux joues maquillées chantaient le soir, accompagnées de violonistes aux dentitions partielles. La nuit souvent, vers trois ou quatre heures du matin, je l'entendais monter péniblement les six étages pour regagner son chez-soi, complètement saoul et muni de bouteilles. Il chutait dans un son mat et lourd qu'accompagnait le bruit du verre cogné contre les marches. Son ascension pouvait prendre des heures et plus il s'approchait, plus j'entendais distinctement son souffle rauque et les jurons qu'il proférait dans sa langue. Une fois rendu à bon port, essoufflé et titubant, il faisait une halte dans le couloir, parlait à voix haute, pissait longuement dans les toilettes. Le bruit de son urine dans l'eau de la cuvette emplissait la nuit silencieuse. Des chansons parfois le couvraient, qu'il interprétait d'une voix extravagante et grave. De temps à autre, j'allais lui rendre visite, dans sa chambre minuscule, et le sol était jonché de bouteilles vides. Le dos tourné, il fouillait durant des plombes dans de grands sacs en plastique dont il finissait par sortir le joint ou les plombs que j'étais venu lui quémander. Régulièrement, il passait chez moi prendre un café, chercher du pain ou un savon, ou encore réparer une fuite sans jamais accepter le moindre billet. Il s'extasiait invariablement sur la surface de ma chambre, ne proposant pourtant qu'une dizaine de mètres carrés dont un bon tiers en soupente. J'y vivais au ras du sol. Il touchait mes livres sans les ouvrir, furetait dans les disques et, sur la seule foi de la pochette, me réclamait parfois d'en mettre un. Il écoutait en fermant les yeux, religieusement, les morceaux de Nick Drake, Dylan ou Léonard Cohen qui envahissaient la pièce. Il aimait que je hausse le volume, que le son recouvre tout. La voisine, une vieille Espagnole paranoïaque, se mettait alors à hurler, quittait son appartement pour me traiter de sauvage, m'ordonner de cesser ce foutu bordel et menacer d'appeler les flics. Elle ne les a jamais appelés et, du reste, je crois qu'elle les craignait comme la peste. Plusieurs fois au rez-de-chaussée, la croisant tandis que je relevais mon courrier, elle me confia que le sien lui était systématiquement volé, ou plutôt retenu à la source, contrôlé, ouvert, violé, sur ordre des plus hautes autorités de l'État. Elle prétendait en savoir trop sur différents sujets, qui tous relevaient d'une obscure théorie du complot. Dans son appartement sombre, aux meubles couverts de napperons noirs et ajourés, aux murs tapissés de crucifix, de portraits de la Vierge et d'assiettes peintes en provenance de Lourdes, Jacques Chirac souriait dans un cadre doré, tout près de Jean-Paul II. Elle prétendait les connaître l'un et l'autre, personnellement. Elle était totalement imprévisible et je ne savais jamais si, passant devant sa porte, elle allait l'ouvrir et m'accuser de mille crimes (le plus grave était de tirer la chasse d'eau en pleine nuit, les toilettes collectives jouxtaient sa chambre, et elle-même ne s'en servait jamais, usant m'avait-elle dit un jour d'une bassine en plastique, qu'elle avait tenu à me montrer, et dans laquelle je l'avais vue à plusieurs reprises laver son linge), ou si au contraire elle m'inviterait chez elle, insisterait pour m'offrir du thé et des biscuits mous et humides qu'elle sortait de boîtes en fer décorées, et m'entretenir sous le sceau du secret des affaires privées du pape et du maire de Paris. J'ai vécu quatre ans dans cette chambre et j'ai vu mon voisin serbe se désagréger au fil des jours, ses dents et sa peau jaunir, ses cernes ne plus jamais quitter le dessous de ses yeux, son nez s'arrondir, rougir et se creuser en pores comme des ravins, son odeur devenir âcre. J'ai vu sa parole se tarir, ses rires sonores et ses chants d'ivrogne devenir de plus en plus rares et encrassés d'une toux qui bientôt ne le quitta plus. Les derniers temps il était presque mutique et ne sortait plus de chez lui que pour pisser ou puiser de l'eau au robinet. Au milieu du couloir, ma chambre était cernée par deux autres pièces. Celle de gauche était occupée par un gros Russe d'une quarantaine d'années, serveur dans un restaurant voisin, et qui, en vertu de mes états de service dans la restauration, ne m'appelait jamais autrement que collègue. Il rentrait de son travail en plein cœur de la nuit, et lorsque j'étais chez moi, je pouvais l'entendre se doucher, mettre la télévision et ronfler une demi-heure plus tard. Il se levait vers midi et passait l'après-midi dans son appartement, vêtu d'un peignoir bordeaux qu'il ne quittait qu'au soir, pour revêtir son costume noir de serveur chic, les cheveux en arrière, gominés, et les joues rougies d'avoir été rasées de frais. Je le croisais dans le couloir ou bien il frappait à ma porte. Le week-end, nous vivions la même vie, à travailler tout ou partie de la nuit et à dormir le jour, somnoler l'après-midi, traîner enrobés de fatigue. Il m'invitait parfois à boire un verre chez lui et c'était un endroit invraisemblable, puant l'alcool et le sperme, la sueur et le tabac froid. Les murs étaient entièrement tapissés de photos de filles nues écartant les jambes sur des sexes rasés et roses, rouges ou carrément violets. Le téléviseur y était constamment allumé, branché sur des vidéos russes aux images crues et grises, des feuilletons au kilomètre réalisés sans moyens, écrits à la truelle et joués avec les pieds, des clips terrifiants où des musiciens vêtus comme des militaires singeaient avec aplomb et dans leur langue Depeche Mode, AC/DC ou Guns N' Roses. Il s'installait dans son canapé de cuir et me laissait le fauteuil, son peignoir s'ouvrait sur son torse adipeux et glabre, son caleçon trop large laissait apparaître une couille. Il me servait de longues rasades de vodka ou de whisky que je buvais sans broncher. Régulièrement, fixant l'écran, il m'apostrophait et s'extasiait de la beauté d'une chanteuse ou d'une actrice qu'il rêvait invariablement de se faire. On buvait sans trop rien dire, je suppose que ma présence le réconfortait. Assez souvent aussi, il venait me chercher chez moi et me menait à sa chambre où deux filles nous attendaient. Vêtues de manteaux de fourrure et toujours blondes, trop maquillées et parées de lourds bijoux dorés, elles parlaient à peine français et finissaient immanquablement sur nos genoux à déboutonner nos chemises. Puis elles nous suçaient agenouillées, le chemisier ouvert sur des seins lourds. En général, lui en restait là, ramenait la fille à sa hauteur, et l'enlaçait en fermant les yeux, joue contre joue, dans un mouvement de tendresse tout à coup désexualisé, comme câlinant une enfant ou se laissant bercer par sa propre mère. Quant à moi je m'éclipsais avec ma partenaire, regagnais par pudeur ma chambre pour la baiser dans la lumière intense que faisait le soleil à cette heure. Au fil du temps, les filles se sont faites de plus en plus rares dans son appartement et les derniers temps, quand je le croisais et qu'il m'invitait à le suivre, il marchait fatigué jusqu'à sa chambre et s'écroulait sur le canapé. Il allumait un cigare, buvait une lampée de vodka au goulot et bientôt s'endormait tandis que je fixais l'écran où désormais, sans relâche, se succédaient fellations, cunni- lingus et doubles pénétrations importés d'Europe de l'Est. Je me souviens que les images s'enchaînaient et qu'elles ne me faisaient pas plus d'effet qu'un documentaire animalier. La dernière fois que je l'ai vu, c'était le jour de la mort de Léa. Il venait de se faire virer du restaurant qui l'employait. On lui avait signifié que sa présentation laissait à désirer et que certains clients s'étaient plaints de lui, de son allure, de son indécrottable odeur d'alcool, de sueur et de tabac. Léa vivait à ma droite. C'était la fille du propriétaire. Elle emménagea un dimanche de novembre, deux ans jour pour jour après ma propre installation. Un soir sur deux, elle dînait trois étages plus bas, partageait l'ennui parental et le visionnage d'un film de Claude Sautet ou d'Yves Boisset sur la deuxième chaîne. La première fois que je l'ai vue, elle portait des cartons dans l'escalier, les hissait du troisième étage au sixième. Ses longs cheveux noirs encadraient son visage, ses yeux comme des billes de verre, que séparait un nez étroit et pointu. Je lui ai proposé mon aide et elle m'a d'abord regardé d'un œil mauvais. «J'habite là-haut», lui ai-je dit. Elle n'a pas paru rassurée pour autant. J'ai tout de même empoigné un carton bourré de livres et nous avons multiplié les allers-retours. Le dernier carton posé, la pièce éclairée par l'ampoule nue suspendue au plafond récemment laqué, nous nous sommes assis par terre et elle a sorti un chandelier à sept branches, allumé autant de bougies et éteint les lumières. Ses yeux vibraient dans la lueur des flammes et nous avons partagé une bouteille de porto. Je regardais autour de moi, et sur la commode et les étagères m'arrêtait un visage en noir et blanc, une jeune fille qui lui ressemblait de façon troublante. - Qui est-ce ? - Ma grand-mère. Elle est morte à Auschwitz. J'ai quitté sa chambre vers vingt heures, ivre et hanté par le regard intense de sa grand-mère, cette jeune femme aux cheveux tirés, aux lèvres minces, qui des quatre coins de la pièce semblait me juger, me jauger et m'absoudre. Combien de fois ai-je rêvé de cette femme irréelle et transparente caressant ma joue et mes cheveux, me souriant avant de disparaître ou d'arborer en un instant le visage de ma propre mère ? Parfois aussi, son visage se mettait à fondre et se muait en un squelette atroce qu'on pilait, le faisant disparaître après l'avoir détruit. Je me levais grelottant et couvert de sueur, sortais pour trouver les toilettes et longuement y vomir. Plusieurs jours se sont écoulés après notre première rencontre, j'étais la nuit à la réception d'un hôtel, elle passait ses journées dans une faculté parisienne, et si nos chambres étaient mitoyennes, elle aurait très bien pu ne pas exister, ne jamais s'être installée là, n'avoir été qu'une apparition brumeuse et livide. C'est sa voix qui m'a réveillé, un soir de décembre. Son souffle perçait la cloison, parvenait à mes oreilles comme dans un rêve. J'ai ouvert les yeux et son lit devait prolonger le mien, nos cheveux séparés par la mince paroi de plâtre, tête contre tête. Elle gémissait d'une voix terriblement enfantine et émouvante. Le lendemain matin, dans le couloir, j'ai croisé un type qui sortait de chez elle. Il devait bien avoir cinquante ans, un ventre proéminent et des yeux minuscules. Cela s'est reproduit de nombreuses fois. Pendant longtemps je ne l'ai pas recroisée et le seul signe de sa présence montait dans le soir. La plupart du temps, les types partaient quelques heures après avoir lâché un râle épais qui traversait le mur. Je me levais et j'entrouvrais la porte, je les voyais passer et ce n'étaient jamais les mêmes. Je n'ai revu Léa qu'à la fin de l'hiver. Paris redevenait vivable autrement que plongée dans la nuit, la chaleur artificielle des lumières, leur reflet sur le capot des voitures et sur les trottoirs luisants de pluie. Elle m'a paru vieillie ce jour-là. Elle rentrait chez elle récupérer quelques affaires, ses parents étaient absents pour deux jours, elle avait prévu de passer la nuit trois étages plus bas, au milieu des pièces en enfilade, de leur décoration étouffante et moisie. Je lui ai demandé si elle serait seule et elle a eu un drôle de sourire en disant oui. Puis elle a ajouté que, si je le souhaitais, je pouvais lui rendre visite. Je n'avais qu'à sonner vers vingt heures à la porte de service. Elle m'a ouvert et on ne lisait rien dans ses yeux fatigués. Quelque chose semblait profondément mort en elle et vous donnait envie de la prendre dans vos bras et d'embrasser son front, de la veiller dans la nuit, de la soigner d'une quelconque fièvre. Je l'ai suivie dans le silence épais du salon, assise au fond du canapé elle a ramené ses pieds sous ses cuisses, et ses genoux me fixaient. J'ai rempli deux verres de whisky et son visage bougeait légèrement dans la lueur des bougies. Je ne sais plus exactement de quoi nous avons parlé ce soir-là, je me souviens juste de son regard, de son nez étroit, du goût de l'alcool et du velours des fauteuils, du coton noir de sa robe, du trait de mascara sous ses yeux. J'avais déjà beaucoup bu lorsque j'ai voulu l'embrasser. Elle s'est dégagée lentement et m'a souri, m'a dit : « Tu sais bien qu'il y a quelqu'un. » Je lui ai juste demandé : - Et les autres ? -Quels autres ? -Les autres. Ceux que tu amènes dans ta chambre. Ces types que je croise dans les couloirs. - Eux, ça n'a rien à voir. -Comment ça, ça n'a rien à voir ? -Ça n'a rien à voir, je te dis. Je n'ai pas insisté. J'ai rempli nos verres, mis sur la platine un vieux disque vinyle et l'ai invitée à danser. Elle s'est levée un mince sourire aux lèvres, dans l'œil une lumière qui me disait que je venais de marquer un point, que mon absence de réaction lui avait plu, que mon geste l'incitant à me rejoindre au centre du tapis persan la touchait. Nous avons tangué parmi les natures mortes. Le motif aristocratique du papier peint tournait sans fin, tremblant sous la flamme oscillante des bougies. Elle se pelotonnait contre moi, légère et fragile, l'os de sa clavicule était plus fin qu'une aiguille. Mes bras la recouvraient tout entière et j'avais l'impression que le moindre geste brusque pouvait la faire se briser comme du cristal sur le marbre. Mes yeux se fermaient dans l'odeur de ses cheveux, les siens étaient clos depuis longtemps, le disque s'écoulait sans fin, bloqué sur un tempo de valse lente qui nous allait. Lorsque j'ai rouvert les yeux, des larmes mouillaient ma chemise. J'ai écarté doucement son corps du mien. Du bout des doigts j'ai essuyé ses yeux, et sa bouche contre la mienne, son abandon, je peux encore les sentir comme hier. Dans le canapé, la tête au creux de mon épaule, Léa s'est endormie. Nous sommes restés longtemps ainsi et j'ai vidé la bouteille de whisky. Dans les derniers feux d'une bougie agonisante, le dernier nocturne d'un disque de Chopin, je me suis assoupi à mon tour. Quand je me suis réveillé elle n'était plus là et j'étais nu sous la laine d'une couverture, dans le demi-jour des lourds rideaux tirés. J'ai regardé autour de moi, je ne me souvenais de rien. J'ai toussé longuement avant de pouvoir prononcer son nom. Je l'ai répété plusieurs fois mais personne n'a répondu. Ma tête pesait huit tonnes. J'ai entendu des clés tourner à l'entrée de l'appartement, des bruits de serrure. J'ai récupéré mes affaires à toute vitesse. Enroulé dans ma couverture orange, j'ai marché jusqu'à la cuisine. Juste avant de quitter l'appartement, j'ai entendu s'élever la voix de mon propriétaire qui s'étonnait de trouver en rentrant un tel désordre. Dans le couloir, j'ai croisé mon voisin russe. Il a éclaté d'un rire sonore en me voyant à demi nu. J'ai refermé la porte de ma chambre au moment où il me demandait si je me faisais le propriétaire ou sa fille. Ce jour-là j'ai appelé le café pour dire que j'étais malade. Le patron n'a rien dit. Il ne disait jamais rien, me passait tout au motif que je lui faisais penser à son fils. J'ai dormi jusqu'au milieu de l'après-midi et pas un instant le visage et le corps de Léa n'ont quitté mon cerveau. À mon réveil, j'ai collé mon oreille contre le mur. J'ai entendu sa voix. Elle n'était pas seule. Un type a prononcé quelques mots que je n'ai pas saisis. Puis ce fut la montée habituelle de son souffle à lui et de ses cris très doux à elle. Ça n'a pas duré longtemps et quand il a joui, j'ai pleuré. J'ai entrebâillé la porte, me suis assis sur la moquette, l'œil contre la rainure. Au bout de quelques minutes, un type d'une quarantaine d'années est passé. J'ai refermé la porte en silence. Je me rappelle être resté assis là au moins deux heures, la tête entre les mains. Le robinet gouttait. Je n'avais pas la force de me lever. Après ça, Léa et moi ne nous sommes plus quittés. Nos rencontres étaient irrégulières et sans préméditation. Il lui arrivait de cogner au mur et je répondais toujours. Plusieurs fois j'ai essayé de cogner à mon tour mais je n'ai jamais rien obtenu en retour. Je prononçais son nom, je l'appelais mais elle ne réagissait pas. Quand elle me faisait signe, je quittais ma chambre et gagnais la sienne, elle laissait sa porte entrouverte. Sa grand-mère me fixait de tous ses yeux, du haut de ses vingt ans, de sa beauté diaphane et de l'ignorance de son sort. La honte semblait me contempler, l'horreur du monde et sa nuit barbare m'écrasaient. Je ne pouvais pas la quitter du regard, elle ressemblait tellement à Léa, malgré la coiffure datée et les vêtements d'avant guerre. Les étagères étaient couvertes de bougies de toutes les couleurs et de toutes les tailles. J'entrais dans sa chambre comme dans une chapelle. Rideaux tirés en plein jour, la pièce baignait dans une lumière orange. Je m'asseyais sur le lit et Léa me faisait face, en tailleur sur le tapis, portant à ses lèvres une tasse de thé brûlant. Sur son bureau s'entassaient des livres de droit et d'hébreu, brûlaient des encens et somnolait un chat noir. Elle le laissait sortir et je manquais de l'écraser dans les escaliers ou la pénombre du couloir. Il miaulait timidement et avait pris l'habitude de déféquer devant ma porte. J'aurais voulu lui ouvrir le crâne et en extraire toutes les images qu'il conservait de Léa. Son visage penché sur l'aridité du droit français, ses yeux fermés quand elle dormait, sa tête dodelinant légèrement quand elle écoutait de la musique, ses lèvres articulant des mots mystérieux, des prières, des cantiques, sa bouche soupirant quand elle baisait. Nous avions nos habitudes. Le jour déclinait et elle passait des disques à la file, des chants yiddish, hongrois ou tsiganes que nous écoutions religieusement, adossés à son lit et les jambes étendues sur le tapis indien. Sa bouche se figeait parfois en un rictus énigmatique. Puis elle baissait le volume, et me demandait où j'en étais. Je lui racontais le chapitre que je venais d'écrire, ou encore je l'entretenais de mes atermoiements, des problèmes que je rencontrais. Je la tenais aussi au courant de mes démarches en direction des éditeurs parisiens. Elle s'enthousiasmait pour chaque péripétie, chacune de mes trouvailles formelles, le moindre mot encourageant qu'avait pu m'adresser le moindre stagiaire désœuvré. Plus tard dans la soirée, après deux ou trois verres de vin rouge, nous faisions l'amour. C'était souvent très rapide, âpre et brutal, d'autres fois très lent et très tendre, mais toujours après nous restions très longuement enlacés et je caressais ses yeux tandis qu'elle pleurait sans raison apparente. Au fil des semaines, son corps se couvrait de marques, de bleus, de petites cicatrices dont j'ignorais la cause. Je la consolais sans savoir de quoi, et elle faisait de même avec moi. Nous me faisions l'effet d'un frère et d'une sœur vaguement incestueux, perdus et effarés dans la nuit de ce monde, terrorisés et les yeux grands ouverts, écarquillés sur des régions froides où plus rien n'était possible. À deux doigts du radiateur nous tremblions de froid. Tout ce temps, il demeurait fréquent que je l'entende gémir à travers la cloison. Au fil des jours, ses plaintes se faisaient chaque fois plus sèches, plus douloureuses. La porte claquait quelques minutes plus tard et plusieurs fois je l'avais entendue hurler : Dégage, mais putain dégage. Jusqu'au bout j'ai ignoré pourquoi elle baisait avec ces hommes, ce qu'elle cherchait en s'offrant ainsi. Je ne savais d'elle que ce qu'elle acceptait de me dire, dans sa chambre où vacillaient des ombres, ce tombeau, ce caveau à ciel ouvert. Entre les rideaux tirés on voyait les nuages et la cime des arbres, parfois tout était parfaitement clair, net et coupant, mais le plus souvent c'était Paris et son couvercle d'ardoise. De semaine en semaine, l'appartement se chargeait de tissus, de velours sombre, de lourdes étoffes, de livres épais, de bougies, de peintures. On y passait parfois du jour à la nuit sans même s'en apercevoir, on s'y terrait comme en un hiver éternel. Léa n'évoquait jamais ses parents, en revenait toujours à sa grand-mère, à Auschwitz. À Budapest où elle avait vécu un an, elle n'était qu'une enfant et n'en conservait aucun souvenir. Je l'écoutais et sa voix était déchirante, c'était une voix de petite fille usée. Parfois nous sortions, comme on va chercher de l'air à la surface de l'eau. Elle choisissait notre itinéraire et je la suivais. Nous marchions dans Paris, la nuit nous enveloppait, nous avions froid et la Seine était paisible. L'île Saint-Louis et le Marais avaient sa préférence, ainsi que les jardins du Luxembourg où j'aimais m'endormir, le visage tendu vers le soleil en lisière des pelouses ou du grand bassin, ou bien à l'ombre de la fontaine. Elle m'entraînait dans des cinémas où l'on passait des films étrangers dont j'ignorais qu'ils pussent seulement exister, la plupart d'entre eux étaient infiniment tristes, merveilleusement lents, mélancoliques et désespérés. De temps à autre, elle entrait dans un café et me présentait une amie. Je restais quelques minutes en leur compagnie avant de m'éclipser. C'est ainsi que j'ai connu Claire. À cette époque aussi, il m'arrivait de voir ma mère. Je veux dire : de la voir vraiment. Le café était parfois désert et dans le reflet d'une vitre elle apparaissait, passante au pas pressé. Je laissais en plan les verres que je rinçais, je lâchais au patron : «Je sors», d'un ton qui n'appelait pas de réponse. «T'as vu un fantôme ou quoi?» Dans la rue, elle n'était plus au loin qu'une silhouette, un dos couvert du coton noir d'un manteau, où tombaient raide ses longs cheveux blonds. Je la suivais de loin, elle prenait la rue du Pont-Neuf ou bien de Rivoli, traversait la Seine vers Saint-Germain-des-Prés ou gagnait le quartier de l'Opéra par la rue des Pyramides. Je la rejoignais aux feux rouges. Elle me sentait sur ses talons, se retournait et chaque fois c'était un nouveau visage, différant à peine de celui de ma mère. Chaque fois, un détail l'en distinguait, suffisamment infime pour créer la confusion, mais assez visible pour lever aussitôt le doute. J'aime autant ne pas me dire que sa mort aurait dû suffire à me dissuader de suivre des inconnues que je prenais pour elle. Paris regorgeait d'hallucinations, d'apparitions fugaces au coin d'une rue, dans l'ombre d'un porche, le reflet d'une vitrine. Paris débordait de sosies de ma mère. Femmes discrètes et livides, maigres et blondes, se hâtant sur les trottoirs, au milieu des voitures, disparaissant dans les bouches de métro, le hall d'un hôtel, la porte codée d'un hôtel particulier. Étrangement il s'agissait presque toujours de femmes élégantes et mystérieuses. J'entendais leurs talons claquer sous les arcades du Louvre, je marchais dans les traces que dessinaient leurs pas dans le sable des Tuileries, rivé à leur ombre sur le pavé de la place Saint-Sulpice, dans la fraîcheur des fontaines en été. Je m'asseyais près d'elles dans les cinémas de Montparnasse, je frôlais leurs mains, leurs poignets aux étals des bouquinistes du quai des Grands-Augustins. Je fixais leur dos aux terrasses des cafés, elles sirotaient des thés fumés, des martinis, des verres de pouilly boulevard Saint-Germain, rue de Buci, rue de Seine ou place de l'Odéon. Je respirais leurs parfums dans le métro aérien, entre Anvers et Belleville, où elles descendaient pour se rendre dans un immeuble défraîchi de la rue Julien- Lacroix, à deux pas du parc d'où l'on dominait la ville, où le ciel s'étendait à perte de vue. Je les croisais aussi à la réception de l'hôtel où je veillais rue de la Lune, en retrait du quartier Strasbourg-Saint-Denis. Elles arrivaient vers minuit, portaient des manteaux noirs, des écharpes, des sacs à main au cuir lustré. Des types à l'allure invariablement louche, grands et taciturnes, les devançaient, les cachaient tandis qu'elles me tournaient le dos, s'allumaient une cigarette alors que contre un billet je délivrais la clé d'une chambre sans confort. Elles s'engageaient dans l'escalier et je n'avais pas encore vu leur visage. Me resservant un café, le cœur battant, je me demandais ce que faisait ma mère avec ces hommes, je rêvais à sa vie clandestine. Dans la nuit elles redescendaient, enfilaient leurs escarpins devant mon bureau et, relevant la tête, me souriaient. Bien sûr, aucune d'entre elles n'était ma mère, et comment en aurait-il pu en être autrement ? La nuit s'épuisait avec des lenteurs inédites. Je somnolais assis, jetant un œil de temps à autre au téléviseur minuscule où s'ébrouaient des animaux. Parfois je prenais quelques notes, rédigeais un chapitre, mais toujours je demeurais dans un état second, une sorte de rêve éveillé où j'avais cru voir ma mère, où contre toute raison je m'étais figuré qu'elle pouvait être en vie et la nuit, dans un hôtel minable, se présenter au bras d'un amant. Un jour de mars, à nouveau je l'ai vue et elle me précédait dans les allées du parc Monceau. Un long manteau rouge tombait sur ses mollets, pareil à celui qu'elle portait tellement d'années plus tôt, alors qu'elle traversait un autre parc, et nous l'attendions garés près des grilles. À plusieurs reprises, elle s'est arrêtée pour contempler un arbre, un manège, un parterre de fleurs, deux enfants sages et vêtues de bleu marine. Je me rapprochais et son parfum était le même, son manteau râpé, comme si depuis bientôt quinze ans maintenant elle ne l'avait plus quitté. Une lumière dorée caressait les pelouses impeccables, une atmosphère de printemps régnait sur Paris et j'avais le cœur au bout des doigts. Elle s'est engouffrée dans le métro et dans la voiture qui filait en direction de la Porte Dau- phine, nous nous sommes trouvés face à face. Compressés aux heures de pointe, nos visages se touchaient presque, j'ai effleuré sa main par inadvertance. Elle m'a souri d'un air triste, signifiant ainsi que ce n'était pas si grave. Bien sûr elle avait un peu vieilli, mais c'était elle, du moins m'en suis-je alors persuadé. De petites rides en étoile se dessinaient au coin des yeux. Sa bouche tombait légèrement aux commissures des lèvres. Elle était toujours aussi maigre, quasi transparente, mais il émanait d'elle une sérénité nouvelle, un abandon. Ma tête bourdonnait, le sang battait à mes tempes, et mes jambes étaient liquides. Les pensées se bousculaient dans mon crâne, tout y devenait confus mais une chose était claire: j'étais en présence de ma mère, elle ne m'avait pas reconnu mais comment aurait-elle pu le faire, je n'étais qu'un enfant quand elle s'était enfuie de cet hôtel, c'était la nuit et elle s'enfonçait dans la ville endormie, tandis que des falaises chutait une autre femme. Au matin, dans le wagon surchauffé d'un train régional, elle regardait défiler les prés sous la pluie, tandis qu'à Étretat on repêchait un corps méconnaissable et disloqué. Sur quelle inconnue avions-nous pleuré toutes ces années ? Quelle étrangère avait-on cachée six pieds sous terre, au creux d'un cimetière anonyme de la banlieue parisienne ? Nous sommes descendus à la station VictorHugo. Le soir tombait sur des immeubles blonds et joufflus, des fenêtres hautes où pendaient des voilages, des allées bordées d'arbres où l'on ne croisait personne. S'y garaient des voitures lavées et presque neuves. Elle est entrée dans une brasserie, s'est installée près des vitres à moitié cachées par de petits rideaux de velours bordeaux. Comme moi, elle fumait des Craven et penchait la tête au moment de coincer sa cigarette entre ses lèvres. Sans doute attendait-elle quelqu'un mais personne n'est venu. Elle ne cessait de consulter sa montre et des gants noirs couvraient ses mains. Il était vingt heures quand elle s'est levée, et j'ai vu sa silhouette rouge s'éloigner dans la nuit survenue. Au 26 de la rue Longchamp, elle a composé un code avant de disparaître. Deux jours plus tard, je me suis rendu à cette adresse. J'ai scruté les fenêtres. L'immeuble paraissait inhabité, et la rue, et le quartier. Les arbres griffaient les façades, j'ai attendu des heures entières et tout était suspendu. Elle a fini par apparaître. C'était bien ma mère qui s'avançait vers moi, j'en étais certain. Elle est entrée dans l'immeuble et je l'ai suivie. Les escaliers étaient larges et couverts d'un long tapis bleu roi. Une porte au fer ouvragé s'ouvrait sur une cabine d'ascenseur habillée de bois verni. Dans le miroir se superposaient nos visages, et mes lèvres en silence ont prononcé le mot maman. «Vous me parlez?» Cette voix, je croyais l'avoir oubliée mais elle resurgissait intacte et familière. Nous nous sommes retrouvés sur le palier du quatrième étage. Elle a fait tourner les clés dans la serrure et m'a demandé : «Vous êtes un ami de Louis?» J'ai acquiescé et elle m'a fait entrer dans un appartement vaste et sans meubles. «Il ne devrait pas tarder. Vous voulez du café?» Un canapé recouvert d'un drap occupait le salon vide. Les larges fenêtres donnaient sur la rue et des immeubles pareils. Sur le parquet traînaient des papiers, des lettres, des enveloppes. Un téléphone a sonné dans une autre pièce. J'ai entendu des pas dans le couloir et sa voix prononcer quelques mots. Elle a raccroché et m'a rejoint, elle tenait un plateau où tintaient deux tasses et n'avait pas quitté ses gants. «Il ne viendra pas aujourd'hui. Un empêchement. Repassez demain si vous voulez.» Nous avons bu nos cafés et, lorsque l'un de nous prononçait un mot, nos voix résonnaient étrangement dans la pièce immense. Je lui faisais penser à quelqu'un mais elle n'a pas précisé qui. Elle m'a répété de revenir le lendemain, Louis serait rentré. J'ai quitté l'appartement et les mots que je n'avais pas prononcés me brûlaient les lèvres. J'ai froid et le ciel s'éclaircit un peu. Au loin fraient des cargos. Sur les ponts rouillés passe infiniment mon frère et pour toujours peut-être. J'ignore s'il me manque, je crois qu'il fait partie d'une autre vie et que, depuis la mort de ma mère, j'ai appris à consentir à ce qui advient, à ne plus résister à rien. Je crois qu'en somme, le trou qu'elle a creusé en moi était déjà si large et profond qu'en y disparaissant il n'aura pu l'agrandir. Je ne sais pas quand exactement mon frère surgit pour la première fois dans le flux troué de ma mémoire. Quand, au juste, il s'extrait de ces sables pour arborer un visage, une voix, une silhouette reconnaissables. Entre huit et onze ans, je crois qu'il se confond, selon les moments, soit avec moi soit avec ma mère. Pourtant, étrangement, il me semble le connaître depuis beaucoup plus longtemps que ça. Ce que j'ai oublié de lui importe peu je crois, s'est enfoncé moins loin, et je le garde pour ainsi dire sur le bout de la langue. Des Abbesses à Marseille, de sa fuite à sa disparition, je ne l'ai vu que de part en part, ne l'ai eu au téléphone qu'une quinzaine de fois peut-être. Antoine me disait deux mots des pays qu'il accostait, m'énumérait ses escales, m'annonçait sa venue et nous en restions là. S'il avait du temps, il venait à Paris et frappait à ma porte. C'était il y a cinq ou dix ans et Antoine n'a jamais connu Chloé, n'a jamais su qu'elle était née. C'était il y a cinq ou dix ans, peut-être plus, le temps s'est tellement brouillé au fil des années. Antoine une fois par an grattait à ma porte en disant : «C'est moi.» Il entrait et m'embrassait, me faisait remarquer que c'était aussi petit que sa cabine et se servait une bière. Il allumait la télévision, on regardait des conneries en fumant des joints qu'il roulait les uns après les autres. La nuit tombée nous longions le parc désert, on passait les Batignolles et c'était la place de Clichy, son manège dans la nuit rouge. On allait dans les bars, mon frère finissait invariablement dans les bras d'une fille en noir, aux lèvres peintes, aux cheveux teints, aux seins découverts et je m'éclipsais, je rentrais chez moi complètement saoul, m'écroulais sur mon lit et il me réveillait quelques heures plus tard. Il s'affalait sur le canapé et se cognait la tête au plafond mansardé. Il me demandait d'ouvrir la fenêtre même en hiver, il voulait respirer l'odeur de la mer. Je m'exécutais et nous avions tellement froid. On s'endormait sous trois couvertures, côte à côte dans la pièce gelée, aux radiateurs coupés la nuit par le propriétaire. Antoine était déchiré, il avait fumé, pris de l'ecstasy, sniffé un rail de coke, il parlait en dormant, ravalait ses larmes et ses lèvres à grand bruit, il tremblait et se mettait à crier sans raison. La voisine venait tambouriner à la porte, nous hurlait de fermer nos gueules, et mon frère sanglotait de plus belle, et je crois qu'au fond nous n'avons jamais su parler autrement de la mort de maman. Jamais nous n'avons su en parler autrement qu'en nous mouchant sur le visage l'un de l'autre, en mêlant nos larmes et en nous serrant dans la nuit d'hiver. Aujourd'hui plus rien ne me touche. Plus rien sinon Claire et Chloé. Et cette nuit, je ne parlerai pas d'elles. Non. Ou du moins pas vraiment. Non je ne dirai rien d'elles, par superstition peut-être, oui, sûrement, pour les arracher l'une et l'autre au mauvais sort, à la malédiction. Je parlerai d'elles un autre jour, une autre nuit, et alors je dirai le rire de ma fille et ses cheveux contre ma joue, et je dirai le regard de Claire et ma tête enfouie entre ses seins, ses mots simples et justes qui me font marcher debout, la tendresse qui nous tient, la consolation de vivre dans ses parages. Le ciel s'éclaircit et entre les nuages perce un peu de rose, de jaune et de bleu. Je quitte mon abri de roches, le jour se lève lentement et la mer lèche la pierre blanche et perpendiculaire. Je me penche tout au bord, ce n'est plus si noir et bientôt c'est un bleu- gris très pâle que caresse un soleil horizontal. Je marche vers la plage, la terre glisse et mes pas y creusent des traces. Quelqu'un me regarde, il y a quelqu'un dans mon dos, je me retourne et il n'y a personne, juste le voile que laisse une absence, une ombre qui se retire. Comme le creux que fait ma mère dans mon ventre, comme celui que fait mon enfance. Une empreinte, un fossé, à peine plus, à peine de quoi croire qu'il y eut quelque chose plutôt que rien. En bas de l'escalier, le jour s'est levé, pâle et étincelant. Sur les galets marche un vieillard, il fixe les falaises réapparues, un peu jaunes à cette heure. Des types aux terrasses portent des chaises, essuient des tables perlées d'eau. Au front des hôtels luisent quelques lucarnes. Je grelotte engourdi de sommeil. A la réception, une grosse bonne femme me jette un œil soupçonneux, je la salue d'un signe de tête. Dans la chambre encore sombre, rideaux tirés sur la lumière croissante, Claire dort profondément et Chloé, assise à ses côtés, me regarde, prononce le mot papa, puis me demande : «T'étais où?» La voir ainsi me submerge, je la serre dans mes bras, à l'oreille je lui glisse que je l'aime, que papa était sorti se promener, sorti voir les oiseaux, qu'il ne faut pas qu'elle s'inquiète, jamais, que je serai toujours là pour elle. Elle pose un baiser mouillé sur mes lèvres et réclame les dessins animés. J'allume la télévision, laisse le volume à son niveau minimal, j'enlève ma veste et je me glisse entre elle et sa mère. J'ai sommeil, mes pieds sont glacés. Claire me prend la main et murmure : « T'es gelé », avant de se rendormir. Le mois qui a précédé sa mort, Léa n'a cogné au mur de sa chambre qu'une poignée de fois. J'entrais et c'est à peine si elle relevait son visage pour me saluer. Les bougies s'enflammaient par dizaines et même la nuit elle faisait en sorte que jamais aucune ne s'éteigne. Elle était très silencieuse, recueillie aurait-on dit, et ses yeux mangeaient son visage. Les deux dernières fois, sa chambre était parfumée à l'éther et sur son bureau, à côté d'un petit verre d'eau, traînaient des plaquettes en aluminium où restaient quelques cachets. (J'ignore comment elle se procurait de telles quantités de médicaments, qu'elle mélangeait au gré de ses besoins. Peut-être avait-elle parmi les membres de sa famille un médecin peu regardant ? À moins que ce fût un de ses amants ?) Nous avons fait l'amour et son regard était lointain et dur tandis que j'allais et venais en elle. Son visage prenait des expressions hagardes et inquiétantes, et toutes révélaient une profonde absence, un éloignement. Nous avons baisé en silence et après, par deux fois, je l'ai étreinte à l'en étouffer, comme si cela pouvait la sauver, comme les vivants serrent leurs morts dans leurs bras juste avant que leur souffle s'éteigne. Je la serrais et son corps était froid et raide. Je l'ignorais alors mais elle était déjà loin, et rien ne pourrait la ramener à la surface. Aujourd'hui encore, quand je repense à nos dernières heures blottis l'un contre l'autre, pareils à deux enfants cachés, tremblant de froid, de peur et de chagrin, je garde la sensation précise de son corps soudain plus dur que du bois, de sa texture de morte, son expression de cadavre. Je ne veux pas penser à ce qui un jour l'a précipitée de l'autre côté alors qu'elle se tenait tout au bord, comme beaucoup d'entre nous, comme moi. Je ne veux pas songer à cela, ni à sa troublante ressemblance avec Lorette les derniers temps, leurs visages fissurés, désertés par le sang, la vie et le pouls du monde, ni à ma mère, à leurs morts parallèles et volontaires, leur détresse et leur égoïsme, leur manière de nier que je puisse les arrimer au monde, les y tenir, que je puisse faire une différence. Je ne peux que constater que ni l'une ni n'autre ne tenaient à moi, quand moi j'aurais passé ma vie à tenir aux autres, à m'y accrocher même quand ils n'auront été que des planches savonneuses, des équipiers douteux, des comparses peu fiables, incertains. Et si la vie n'est rien d'autre que ce fil ténu qui nous rattache les uns aux autres, le mien était définitivement déficient, fragile et glissant, comme rongé par le sel. Le jour de sa mort, collant mon oreille à la cloison, je n'entendis rien sinon le bruit de l'eau qui coulait à gros bouillons. Dans le couloir, une flaque s'était formée devant sa porte, qui s'étendait sur le carrelage. Le sol de la chambre était trempé, les rideaux étaient tirés, une centaine de bougies y brûlaient. Sur les murs, la même photo se répétait infiniment, et sa grand-mère y souriait timidement. J'ai poussé la porte de la salle de bains et elle gisait dans la baignoire, livide dans sa robe à fleurs gonflée d'eau, la peau et les poumons noyés. J'ai fermé les robinets et je suis ressorti aussitôt. Le gros voisin russe se tenait dans l'encadrement de la porte, le teint jaune et l'œil vitreux. J'ignore ce qu'il foutait là. Il m'a interrogé du regard. -- Elle est morte. Elle s'est tuée. C'est tout ce que j'ai réussi à dire. Il a traversé la pièce, est entré dans la salle de bains à son tour, comme s'il voulait vérifier que je ne lui mentais pas. Il est ressorti et ses jambes ont paru se dérober sous son corps massif. Il s'est laissé tomber dans le fauteuil et ne s'est plus levé. Il marmonnait des mots incompréhensibles. Je suis retourné dans la salle de bains. J'ai sorti Léa de la baignoire étroite. Son corps était humide et glacé, comme celui d'un poisson. Dans la chambre, sur le lit, vêtue de mauve et couverte de très petites fleurs roses, Léa ne cessait d'être morte. La porte s'est ouverte et c'était son père. Il est entré et ses jambes maigres flottaient dans le tissu de son costume anthracite. Il ne nous a pas regardés, nous étions invisibles ou absents, il a vu sa fille et s'est effondré. Nous sommes restés silencieux un moment, à attendre, et tout à coup il me semblait que l'air gelait autour de nous, figeait notre sang en une banquise bleu pâle. Au bout d'un long moment, il s'est relevé et, d'une voix très calme, nous a ordonné de déguerpir. L'un comme l'autre, nous pouvions vider nos appartements, il ne voulait plus jamais nous voir, nous laissait dix jours pour foutre le camp. Nous avons quitté la pièce en silence. L'enterrement avait lieu deux jours plus tard. Avant de partir, je n'ai pas vidé l'appartement. J'ai juste rempli un sac. Je n'ai pris que le strict nécessaire. Quelques vêtements, mes papiers, mes manuscrits, mes carnets de notes. J'ai laissé la clé sur la porte et je n'en avais pas d'autre. J'ai rejoint le cortège dans une allée du cimetière Montmartre. Les hommes étaient tous très grands et chauves, vêtus de longs manteaux de cachemire, les femmes en tailleur sombre arboraient des lunettes noires et siglées. Les arbres montaient comme des flèches dans le ciel parfaitement bleu. Je me tenais en retrait. Une main s'est posée sur mon épaule. C'était Claire, et nous nous sommes tombés dans les bras, au milieu des caveaux où nichaient des oiseaux frigorifiés. Je lui ai demandé si elle ne voulait pas s'avancer. Elle a répondu qu'elle ne pouvait pas, qu'elle ne supporterait pas de voir le trou, le cercueil, la terre par-dessus. Nous sommes allés boire un café place de Clichy. La nuit tombait et nous y étions encore. Nous étions saouls et tristes. Ce soir-là je n'ai prévenu personne, je ne suis pas allé servir au bar où j'officiais. Le lendemain non plus d'ailleurs. Et puis plus jamais. J'ai pensé que le patron comprendrait. Je ne suis pas retourné à l'hôtel non plus. Nous sommes sortis du café, et tout autour la place de Clichy tournait comme un manège, une féerie de néons et de phares. Nous avons marché jusque chez elle. Elle vivait déjà dans cet appartement sombre, aux murs pas droits, à la tomette rouge-orange, aux trois fenêtres percées face aux grands murs fissurés, aux chambres sur cour. Elle n'a pas allumé les lumières et le sol tanguait. Nous nous sommes déshabillés et rien ne pouvait réchauffer nos os glacés, notre sang congelé. Nous avons passé la nuit les yeux ouverts, immobiles et enlacés, sous des monceaux de couvertures. Dans le silence de l'immeuble, seulement troublé de temps à autre par le bruit de l'eau s'écoulant dans les canalisations, la sonnerie lointaine d'un réveil, j'ai senti ses larmes sur mon épaule, contre ma joue et dans ma bouche. Je me suis réveillé vers midi et elle était en boule sur le canapé, très pâle dans la lumière du matin, un rayon de soleil éclairait ses cheveux et chauffait sa peau rougie. Je ne l'ai plus jamais quittée des yeux. Toutes ces années, tapi dans cette chambre au fond d'un couloir étroit, terré pour que jamais mon père ni personne ne me retrouve, c'était un peu comme vivre en clinique. Un long séjour sans docteurs ni d'autres médicaments que l'alcool. Il y avait des chambres, mes voisins étaient des patients, et nous nous croisions parfois. Nous sortions de temps en temps mais nous revenions toujours. Deux ans plus tard, on m'a rapatrié de Lisbonne en urgence. J'ai passé quelques semaines dans une galerie de pavillons qu'entourait un parc aux arbres nus et aux bancs recouverts de givre, et ce n'était pas si différent quand j'y pense. Je ne sais plus pourquoi Claire avait songé à Lisbonne, peut-être à cause de Pessoa. La sortie de mon second roman, le silence qui l'accompagnait me tenaient la tête sous l'eau et je crois qu'il s'agissait dans son esprit d'un genre de voyage de la dernière chance. Le printemps s'amorçait et nous avions loué une chambre au bord du Tage. Je buvais du soir au matin et du matin au soir, et ne sortais jamais sans un grand imperméable dont les larges poches accueillaient deux ou trois flasques en réserve. Nous marchions dans les rues, moi à moitié saoul et elle épuisée de me tenir à bout de bras. Les escaliers plongeaient dans des ruelles étroites où tout semblait à l'abandon. Claire me prenait la main, j'étais saoul et comme habité, lucide et perdu. Tout me paraissait si clair et lumineux tout à coup, trop peut-être, comme en un éblouissement, une épiphanie, un vertige qu'accentuaient l'alcool et les médicaments. Je dévalais les rues en chantant, je m'asseyais sur les escaliers, laissais traîner ma main à la surface lisse et poussiéreuse des azulejos. Je riais sans raison, courais vers le fleuve, levais les yeux vers le ciel éblouissant. Claire me regardait de travers mais sans colère ni reproche, elle me glissait parfois que j'avais l'air d'un fou et je lui répondais que cette ville était mon cerveau, que j'étais un cerveau malade dans une ville malade. J'étais au bord de la folie en vérité, dans une alternance d'exaltation et d'abattement qui n'avait jamais connu de pareilles proportions. Lisbonne m'offrait un miroir, un lent délabrement. Comme elle je m'abandonnais à la fatigue, je renonçais, me laissais aller, riais quand je voulais rire, pleurais de même et hurlais dans la nuit. Claire me souriait tendrement quand je lui parlais de disparaître. D'autres fois me fixant du regard, tandis que je buvais sous un arbre, elle ne pouvait retenir tout à fait les larmes d'affluer et cela ne me faisait rien. Nous dînions dans des bistros où des habitués mâchaient des morceaux de morue baignés d'huile en regardant la télévision. Nous rentrions tard et je m'écroulais sur le lit, au plafond les poutres tournaient. Je m'émiettais et tout autour de moi semblait de travers. Claire prenait soin de moi, me déshabillait comme tant de fois à Paris, me faisait vomir dans les toilettes quand il le fallait. Elle exécutait tous ces gestes avec tant de douceur et si peu de fierté, je la détestais alors, la couvrais d'insultes et elle pleurait. Son visage était bouffi par les larmes et si rouge, je lui tordais les poignets et elle se débattait. Plusieurs fois je l'ai giflée. Elle me griffait, me mordait, et ses ongles faisaient sur ma peau des cicatrices rouges. Plusieurs soirs de suite nous nous sommes endormis ainsi, à bout de souffle, de larmes et de hurlements. Le matin n'effaçait rien. Nous reprenions le cours des choses, un cran au-dessus du matin précédent, et je voyais Claire perdre pied. Quant à moi, je ne saurais décrire les bouillonnements étranges qui gonflaient mon cerveau, les images qui me hantaient, tout était en friche et rien ne ressemblait à rien ni ne rimait à quoi que ce soit. Les angoisses succédaient aux éclairs, l'éblouissement précédait la frayeur, je subissais d'incessants accès de paranoïa, je ressentais quelque chose de l'ordre de la persécution, et tout cela se déversait sans fin sur Claire qui encaissait, stoïque, patiente, effondrée. Les vannes s'ouvraient et il me semblait que tout ce qui devait un jour exploser était en train de le faire, que tout ce qui aurait dû me détruire s'exécutait à grande vitesse. Je me consumais de l'intérieur, mon cerveau se désagrégeait, les digues s'effondraient, j'étais sur le point de rompre. Le dernier soir nous sommes rentrés et je ne sais plus pour quelles raisons je me suis mis à menacer Claire de me tuer. Je l'abreuvais d'insultes, lui criais qu'elle ne m'aimait pas, qu'elle voulait me détruire et m'humilier, que je ne supportais plus son regard de bonne sœur, son écœurante bonté, qu'au fond elle n'éprouvait pour moi que de la pitié et qu'elle me faisait vomir. Ensuite, les choses ont dérapé, je ne me souviens à peu près de rien, sinon d'être sorti en trombe en parlant de mourir. Je mordais mes dents, je serrais les poings en enjambant des escaliers, des rues, des avenues. Je marchais dans la nuit, seulement vêtu d'un caleçon et d'un tee-shirt, j'avais l'impression très nette de tomber en poussière, de me désagréger ainsi qu'un mur lépreux, j'avais l'impression très nette d'être menacé, j'étais persuadé que Claire me suivait et qu'elle voulait me tuer à petit feu, m'étouffer, m'effacer et m'éteindre. Après je ne me souviens de rien. Je me suis réveillé dans un hôpital et j'avais atrocement chaud. Claire me tenait la main et dans mon cerveau tout était vide et sans réaction. Mon corps était rempli de coton, mon crâne de brume légère ou de tulle très fin. Dans l'avion j'ai dormi. Toutes les heures, Claire me faisait avaler des médicaments qui m'abrutissaient. J'ai passé trois mois dans un centre où l'on me forçait à ne plus boire. Les deux premiers ont filé sans même que je m'en rende compte. De la suite, je garde surtout l'image de la chambre calme et silencieuse, du parc où tombait la lumière, de Claire qui me tenait le bras et de ses baisers dans mon cou, des menues nouvelles qu'elle me rapportait de l'extérieur. Le psychiatre était un grand type aux cheveux gris, il me faisait penser au docteur chez qui j'avais emmené Lorette, il me parlait très simplement, prenait le temps de m'écouter et ses manières étaient douces avec tous les patients. Je lui obéissais sagement, ne buvais rien et endurais les semaines de vertiges, les crises d'angoisse et les violents maux de tête que tout cela supposait. Je me contentais de patienter et ne nouais avec les autres malades que des relations superficielles, me mêlais peu, leur détresse me faisait peur, je craignais qu'elle me contamine. Le sophrologue tenait ces réactions pour positives. Il affirmait qu'ainsi je faisais preuve de mon désir de guérison, qu'ainsi aussi, comme une superstition, je tentais de briser le cercle morbide, de m'affranchir du malheur et de la dépendance. Je ne sais pas. J'ignore s'il avait raison. Après tout je ne maîtrisais rien de mes pensées et lui ne faisait qu'interpréter mes comportements. Je crois surtout que dans chaque visage je reconnaissais quelqu'un, je voyais l'un des miens. Ces deux-là près de l'arbre, lui en survêtement et les gestes nerveux qu'il ne contrôle pas, elle en robe noire et très maigre, ce sont Nicolas et Lorette. Et cette femme au loin, toujours muette et le regard dans le vide, que parfois viennent visiter un homme et deux enfants, tentant en vain de lui arracher un regard, un mot, un geste, un sourire, n'est-ce pas ma mère? Ne va-t-elle pas sortir un jour et les suivre au bord de la mer, et dans la nuit survenue quitter la chambre, monter dans le noir vers le ciel et les champs battus par le vent, se jeter dans la mer et mourir les poumons remplis d'algues et de sable ? Je suis sorti et c'était l'été. Paris était désert, Claire avait pris des vacances et je couvrais son joli visage de baisers, j'aurais voulu lui dire qu'elle m'avait sauvé, qu'elle me sauvait chaque jour mais je ne disais rien. Quelques jours plus tard, je vidais ma première bouteille de whisky. Les médicaments me maintenaient à flot, mes nuits étaient peuplées de cauchemars et tout autour de moi me semblait saturé de tristesse. Je couchais sur le papier d'obscures histoires de boxeurs alcooliques, de croque- morts ployant sans fin sous le poids des morts. Nous sommes partis en Bretagne quelques mois plus tard. Après notre rencontre inopinée dans ce bar PMU des Grands Boulevards, je n'ai jamais recroisé mon père. Il a disparu de ma vie et, toutes ces années, je n'ai pas pensé à le revoir, je n'ai jamais été tenté de prendre de ses nouvelles. C'est Claire qui m'a convaincu un jour de décrocher le téléphone. Neuf ans avaient passé sans un mot échangé, sans même une lettre ou une simple carte postale. Des livres étaient sortis, un film se préparait et je passais de temps à autre à la radio, ou bien ma photo s'imprimait dans quelques magazines. Je ne pouvais m'em- pêcher de penser que peut-être il m'entendrait, découvrirait mon visage et, pourquoi pas, entrerait dans une librairie demander s'ils avaient en rayon le dernier roman de son fils. Mais pas un instant je ne me suis posé la question de savoir s'il était seulement en vie. J'ignore pourquoi, mais cela ne me traversait pas l'esprit, je ne pouvais imaginer mon père mort. Chloé venait de naître. Claire insistait pour que j'en informe mon père, qu'au moins il sache qu'il était grand-père. Elle trouvait que c'était la moindre des choses, l'occasion de renouer le contact. Des centaines de fois j'ai regardé le téléphone sans pouvoir m'en saisir, inspirant profondément pour me calmer et trouver l'énergie et l'inconscience de l'appeler, d'entendre sa voix, à nouveau, alors qu'il me semblait la fuir encore et toujours, qu'il me semblait parfois que c'était là le sens caché de ma vie, fuir mon père et chercher sans fin ma mère enfuie. Je ne sais plus ce qui m'a décidé, pourquoi ce jour-là, peut-être était-ce le soir, sans doute avais-je bu, j'ai trouvé la force, le courage de le faire. J'ai attrapé le combiné, composé le numéro. Je me tenais debout dans le couloir, du salon me parvenaient la radio allumée et les couinements minuscules de ma fille, animal affamé cherchant les yeux fermés et la bouche grande ouverte le sein de Claire. Du dehors m'arrivaient des cris d'oiseaux, des bruits de gouttières et d'arbres pliés. La première sonnerie a retenti et j'étais prêt à raccrocher sitôt que sa voix s'élèverait. Mais cette fois-là, et toutes celles qui ont suivi, le téléphone a sonné dans le vide, et aucun message, aucun répondeur ni aucune voix n'est venu interrompre ce battement régulier et synthétique. Claire a fini par me convaincre qu'il se passait peut-être quelque chose, que mon père était peut- être à l'hôpital, ou bien qu'il avait déménagé, et moi je l'imaginais dans une de ces institutions pour personnes âgées où des vieux décharnés et hagards s'assoupissent dans la salle commune devant le téléviseur, se chient dessus en dormant et reçoivent la visite de neveux dont les noms leur échappent, subissent la présence continuelle d'infirmières et d'aides-soignantes qui leur parlent avec cette intonation qu'on réserve d'ordinaire aux tout petits enfants ou aux animaux. Des endroits parfumés à la Javel où les corps trahissent, s'affaissent et souffrent sans discontinuer, où la vie s'étiole, les chairs pourrissent et dégagent une odeur de mort et de moisi, pareille à celle que prend la peau sous le plâtre après des mois d'immobilisation. Des lieux où l'esprit veille mais où la bouche ne répond pas plus que les jambes ou le sphincter. J'imaginais mon père cloîtré dans ce monde de morts vivants, j'imaginais sa colère prendre d'autres formes, se heurter à d'autres murs, d'autres visages, d'autres gestes, je l'imaginais comme un de ces vieux insupportables et méchants, colériques et détestables dont se plaignent les infirmières. Je l'imaginais ainsi et malgré tout, plusieurs fois par jour, je composais son numéro. Une ou deux fois je tentai ma chance dans un des hôpitaux voisins mais non, son nom n'apparaissait dans aucun registre d'admission, les secrétaires au téléphone me demandaient si j'étais son fris et je disais oui et toujours elles s'interrogeaient à voix haute : comment était-il possible de ne pas savoir où était son propre père, s'il était malade et de quoi ? Je n'écoutais pas leurs jérémiades, raccrochais et faisais signe à Claire que non, là non plus on ne l'avait pas vu. Elle paraissait plus inquiète que moi. En dépit de ce que j'avais pu lui raconter de mes relations avec lui, elle concluait toujours de la même manière, par cette phrase imparable : « Mais ça reste ton père. » Je n'ai jamais compris ce qu'on entendait par là, ce qui faisait des liens familiaux des liens si différents des autres qu'on ne puisse les rompre quand tout nous y menait, quand on finissait par les trouver trop lâches ou étouffants. J'ai fini par céder. C'était un jour de novembre, nous avons pris le train à Brest, et quand nous sommes arrivés à Paris, tout était humide et brumeux, nimbé du gris dégueulasse des villes, gorgé de tristesse poisseuse. Nous avons pris le RER. Emmaillotée dans une grosse couverture, Chloé dormait en poussant de petits grognements, s'agitait et remuait ses doigts qui s'accrochaient à mon nez et à mes oreilles. On traversait des rangées d'immeubles et de fenêtres, longeait des entrepôts, des zones industrielles et d'autres commerciales, des pavillons alignés, identiques à celui où j'avais grandi et où j'allais retrouver mon père. Dix minutes avant la gare, on pouvait déjà apercevoir les tours de la cité, ces huit tours gris perle qui à certaines heures plongeaient notre maison et son jardin dans l'ombre. De la chambre de Lorette, on pouvait suivre les allées et venues du vieux, guetter son départ pour réinvestir les lieux, regagner nos chambres ou regarder la télévision dans le salon. Chloé s'est réveillée alors que le train freinait et nous avons dû attendre, assis sur un banc du quai désert, à l'abri du toit prune, tandis qu'il crachinait et que ma fille tétait le sein de Claire. Toutes deux se cachaient derrière une couverture bleu pâle et les haut-parleurs diffusaient une chanson de Joe Dassin, Salut les amoureux je crois. Rien n'avait changé bien sûr. L'enseigne Mammouth avait été remplacée par le lettrage rouge de la marque Auchan, le parking s'était agrandi, les tours avaient été repeintes et à leur pied, entre deux rangées de voitures taguées, on avait construit un bâtiment abritant une maison de quartier, jouxtant un carré de ciment grillagé aux extrémités duquel se dressaient deux panneaux de basket. Chloé pelotonnée contre mon ventre, mon nez dans ses cheveux fins, respirant son odeur de sommeil, de savon et de lait caillé, j'ai pris des rues désertées depuis tant d'années, intactes et figées, où seules les marques des voitures, les modèles et la couleur des peintures avaient suivi le cours du temps. Ce monde-là ne ressemblait à rien mais, au fond, cela avait toujours été le cas. La maison se dressait étroite au milieu du jardin refait. Du ciment avait été coulé là où se dressaient des herbes hautes, du gazon ras poussait au pied d'un jeune cerisier, des rangées de fleurs ordonnées longeaient le chemin. Les murs étaient crépis et camouflés par des lauriers, des bambous ou du lierre. La porte en fer était repeinte et fermée à clé. J'ai sonné. Une femme est sortie de la maison et s'est avancée vers nous. Elle devait avoir une cinquantaine d'années ou peut-être plus, ses cheveux teints et permanentés encadraient son visage de moineau. Elle arborait un air craintif, ce même air qu'ont toujours les gens quand un inconnu les aborde, comme si le monde était peuplé seulement d'égorgeurs et de violeurs d'enfants, comme si le monde ressemblait vraiment à l'indigente fiction qu'en offrent les journaux télévisés. Du menton, elle nous a demandé ce que nous lui voulions. « Je cherche mon père», me suis-je entendu énoncer, tandis que Chloé frottait son visage contre ma peau. -Votre père ? -Oui. Mon père. Il habite ici. --Ici? Ça m'étonnerait. À moins que mon mari ait des enfants et qu'il ne m'en ait rien dit. J'ai regardé Claire et nous ne pensions pas à la même chose. Claire voyait déjà mon père en maison de retraite, en séjour de longue durée dans un quelconque hôpital ou bien mort. Quant à moi, sans même y réfléchir, des images fugaces me traversaient l'esprit, où il était question de mon père remarié, de son silence à notre sujet à tous, ma mère, Antoine et moi, son passé effacé des tablettes, nos noms rayés d'un trait de crayon silencieux, une vie lavée de nous trois et sa mémoire comme neuve, délestée de cette vie ancienne et pesante et qu'il n'avait jamais aimée, tout comme il ne nous avait jamais aimés Antoine et moi, du moins pour ce que j'en savais et finalement bien sûr je n'en savais rien, toutes choses enfouies dans des sables d'une mémoire où plus je creusais, plus je m'enfonçais profondément. Chloé s'est mise à pleurer et c'était fou comme elle pouvait tout sentir, comme elle devinait tout et se confondait avec moi. J'étais muet, et j'aurais voulu me dire que ça m'était égal, la maison désertée par mon père et avec lui tout ce qui avait précédé, les derniers souvenirs de ma mère errant dans ce pavillon triste, j'aurais voulu me dire qu'au fond je m'en foutais de cet endroit, du jardin changé, de la rue pareille et de ce que ça faisait remonter, les odeurs, la lumière, la texture de l'air, le ciment sous mes pieds et les tours au loin, j'aurais voulu me dire que je ne ressentais rien, qu'être ici après tant d'années ne me faisait rien mais c'était faux et mes yeux s'embuaient et ma gorge se serrait, maman marchait dans le jardin, pieds nus dans l'herbe humide, et Antoine me regardait, son visage inondé de soleil et son œil droit qu'il ferme à cause de la lumière. Tout était réduit à des formes imprécises, des visions troubles. La voix de Claire me parvenait comme entourée d'ouate ou de coton, lointaine comme dans un rêve. Elle conversait avec la femme, elle, elle était là depuis deux ans maintenant, elle ne connaissait pas l'ancien propriétaire, ne connaissait même pas son nom, il faudrait demander aux voisins, peut-être qu'eux sauraient, elle était désolée, elle ne pouvait rien pour nous, au revoir. J'ai suivi Claire comme un somnambule, j'ai vu la voisine sortir de sa maison, s'essuyer les mains sur son tablier, je l'ai reconnue et elle nous engueulait quand on foutait le ballon chez elle à cause des fleurs. J'ai entendu ses mots quand elle a parlé de mon père, de sa maladie et du jour où l'ambulance était venue le chercher, des dizaines de fois où elle était allée le voir à l'hôpital et le pauvre homme, c'était sa seule visite, ses enfants l'avaient abandonné, si c'est pas terrible de nos jours la solitude, ces gens qu'on enterre sans personne, qui meurent sans que leurs enfants s'en soucient. Je me rappelle avoir pensé confusément que c'était aux parents de s'occuper de leurs enfants et pas le contraire, j'ai serré Chloé contre moi et j'ai pensé cela plus fort encore, j'ai pensé à la protéger toute sa vie, j'ai pensé à faire en sorte qu'elle ne manque jamais de rien, et pas seulement de nourriture, d'argent ou d'un toit mais aussi de baisers, de gestes et de mots d'amour, j'ai pensé : «Quand je serai vieux je me ferai tout petit et toute ma vie, Chloé, je me ferai tout petit pour toi, léger mais présent, présent seulement si tu le veux, si tu en as besoin, si tu le juges utile. » Elle a dit : « Maintenant c'est trop tard », et elle me fixait de son regard de vieille pie, de vieille qui engueule les enfants quand ils jouent dans la rue, quand leurs ballons tombent sur ses fleurs, elle a dit ça et aussi qu'il était mort et enterré, et que jusqu'au bout elle était allée le voir à l'hôpital. Elle a ajouté en me regardant de travers qu'elle se demandait à quoi pouvaient être suffisamment occupés des enfants pour en oublier leur père, surtout quand il vit seul, au point d'ignorer qu'un cancer le ronge puis l'emporte dans la tombe. Elle a continué à parler de lui, comment il avait maigri vers la fin, comment il appelait les infirmiers et les médecins par les prénoms de ses deux enfants, Antoine et Olivier, comment il donnait du ma chérie à une aide-soignante très fine et très blonde qu'il prenait pour sa femme, et c'est vrai qu'elle lui ressemblait. Elle a enchaîné sur les plats qu'elle lui avait cuisinés tout ce temps-là, après le départ du deuxième enfant - elle disait cela comme si je n'étais pas là, comme si ce n'était pas moi l'enfant en question, elle parlait de moi à la troisième personne alors que nous nous faisions face -, elle venait faire son ménage une fois par semaine et le pauvre homme était bien seul et pourtant si gentil, bavard, drôle, jamais un mot plus haut que l'autre, jamais un mot méchant, toujours bien poli et pas geignard pour un sou, même quand le cancer le faisait tant souffrir, lui avait enlevé ses cheveux et sa raison. Puis elle a parlé du cimetière, de l'enterrement où il n'y avait qu'elle et un collègue du temps où il était taxi, et puis deux ou trois frères et sœurs qui avaient passé leur temps à énumérer des griefs, accumulations de reproches mineurs dont il ressortait au fond, simplement, qu'ils ne l'aimaient pas. D'où vient que tous ceux qui le connaissaient un minimum haïssaient mon père, et que la seule qui peut-être l'avait aimé un jour avait préféré se jeter du haut d'une falaise ? Chloé bavait contre ma chemise, son corps chaud et moite contre mon torse, sa bouche humide et sans dents mâchant le doigt que je lui donnais à mordre ou bien le col de mon manteau. Nous avons marché dans des rues grises et Claire me serrait les doigts dans sa main gantée. Elle se tournait vers moi, guettait une réaction sur mon visage, et j'étais incapable de penser, de réaliser qu'il était mort et de comprendre si oui ou non ça me faisait quoi que ce soit. J'ignorais s'il emportait avec lui quelque chose de ma mère et je crois que c'était là la seule chose qui m'importait. Qu'emmenait-il d'elle dont on m'avait tant volé? Qu'emmenait-il de moi, de ma mémoire, des sables opaques de mon enfance? Toutes ces années avaient-elles bel et bien disparu cette fois, enterrées six pieds sous terre, collées à lui dans le noir du cercueil? On tournait le dos à la nationale, derrière les maisons alignées on voyait au loin les arbres penchés sur le fleuve, et dans les trouées passaient des péniches. Près du terrain de sport abandonné, gradins aux murs couverts de grafs immenses, aux roses sales aux bleus délavés, pelouse mitée et poteaux de but rouillés et sans filets, se hissaient des murs tachés d'eau. Le cimetière était minuscule et protégé des regards, semé de cailloux blancs ou gris pâle, disciplinés en allées impeccables. Claire a poussé la lourde porte en fer. Chloé avait faim, s'agitait et pleurait dans le silence qui enveloppait tout, assourdissait étrangement la rumeur alentour. La tombe de mon père était au fond sur la droite, une dalle sobre, d'une simplicité extrême, sans fleurs ni rien. Claire s'est assise sur la pierre froide, Chloé a ouvert grand la bouche et gobé son sein. Confusément, quelque chose m'a paru prendre sens alors, sans que je sache bien quoi, tandis qu'une main dans la poche de mon manteau, l'autre tenant une cigarette, sous le ciel parfaitement bleu et lavé, je contemplais la femme que j'aimais nourrir ma fille près de la tombe de mon père. Nous avons repris le train dans la soirée. Cette nuit-là j'ai mis longtemps à m'endormir, j'ai passé plusieurs heures à fumer à la fenêtre, puis debout dans le placard étroit, ma joue contre le mur, au milieu de vêtements, ainsi que j'avais pris l'habitude de le faire sans savoir pourquoi, comme si faisant cela je cherchais encore à entendre Léa de l'autre côté des parois. Chloé dormait contre sa mère. J'ai fini par m'assoupir à l'aube, en chien de fusil sur le canapé du salon. Par la porte entrouverte me parvenaient leurs respirations mêlées, la petite se calait sur la grande. J'ai calqué mon souffle sur le leur et nous étions tous les trois pris dans la même respiration au milieu de la maison froide et secouée par le vent, où séchaient des bouquets de fleurs et s'empilaient des livres, des disques et des revues couvertes de poussière. J'ai plongé dans un sommeil de plomb, une nuit profonde et noire, comme englouti par des eaux denses et glacées. Et mon père est apparu, plus réel que la vie même. Le père oublié de mes quatre ans, de mes six puis de mes huit, celui que je n'avais vu qu'en photos vides de sens, ce type à moustaches et chemises de coton légères et rayées, affairé dans le jardin et souriant, prenant ma mère par les hanches ou soulevant Antoine vers le ciel lacéré par les lignes télégraphiques où s'alignaient de petits oiseaux noirs. Je le voyais soudain, mon père, avec cette sensation de vérité intense que prennent parfois nos rêves, j'entendais sa voix et je sentais sa main dans mes cheveux, son souffle contre mon front tandis qu'il me portait. Les scènes se succédaient, plus nettes que des souvenirs, plus indiscutables et troublantes encore. Mon père se tenant devant une maison que je ne connais pas, et derrière lui des champs sous le soleil et les montagnes au loin. Les mains sur les hanches il nous observe et nous sommes perchés dans un arbre. Antoine descend puis c'est mon tour et mon père me tend les bras, je me laisse tomber et il me rattrape et me fait tourner et le ciel et son visage, ça valse et ça se trouble, son visage et son sourire sous le ciel étincelant, et puis sa voix dans mon oreille, le rêche et le râpeux de sa joue, les muscles de ses bras durs. J'ai six ans peut-être sept et sa voix je l'entends, pour la première fois je l'entends et elle est calme et posée, parfois rieuse, il m'appelle mon petit loupiot, c'est ainsi qu'il me nomme et c'est la première fois, ces mots dans sa bouche, ce genre de mots comme mon loupiot mon lapin ma loutre. Je le suis sur mon vélo et on passe le pont par-dessus un bras mort, on s'arrête pour contempler les péniches, les barges, les immeubles en face, les avions qui survolent, décollent à peine ou s'apprêtent à toucher le ciment des pistes d'Orly. Il se tourne vers moi, il dit : « On fait la course », et il me laisse gagner. Plus loin, on joue au foot et il m'attrape aux chevilles et on se roule dans l'herbe et après on boit côte à côte à bout de souffle, il me dit le nom des arbres et des oiseaux. C'est dans le jardin devant le barbecue et maman sur la terrasse ferme les yeux et le soleil lui mord la peau en douceur. Je fais pareil et face à la lumière ça nous fait les paupières orange. Je les ouvre à peine et tout est trouble. Je tends les doigts, j'attrape une feuille de bouleau, je la dirige vers le soleil et pendant des heures maman et moi, on regarde le monde en transparence. Mon père dirige vers nous le tuyau d'arrosage et nous arrose, maman crie et hurle de rire et Antoine arrive muni de bouteilles pleines, il se met à courser mon père qui se marre tant qu'il peut et je ne sais pas combien de fois on fait le tour de la maison comme ça et dans ces images je ne reconnais rien ni personne, ni mon père ni ma mère, et mon frère pas plus et moi moins encore et au fond j'ignore si tout ça c'était juste un rêve, pas plus vrai qu'un autre, aussi illusoire et irréel que si j'avais rêvé ce soir-là que je baisais une actrice connue ou une copine d'école, ou bien de monstres dans l'espace, de chambres closes, de labyrinthes, de sorties dans la rue en pyjama ou pieds nus, ou encore, comme il m'arrivait de le faire, d'être adulte et élève de CM1 au milieu des enfants. Après ça, contrairement à ma mère, mon père a déserté mes rêves, comme il avait déserté ma vie. Après ça il me semblait parfois que quelque chose s'était éclairé, un pan de mon enfance oubliée, qu'une interrogation s'était levée, qu'à la question de savoir qui était mon père avant la mort de maman je pouvais apporter une réponse rassurante, qui suggérait que sans doute il y avait eu des temps heureux, et que ce trou noir était un puits de tendresse, un socle d'amour. Mais d'autres fois, la plupart du temps en fait, il me semblait que ce rêve n'avait été qu'un songe et rien d'autre, une invention, et que de toute façon il ne changeait rien à rien, ce qu'on oublie n'existe pas. Ce qui s'efface de nos cerveaux s'efface aussi de nos corps, de notre sang, de notre vie, ne laisse aucune trace, ne creuse aucune empreinte, sinon celle d'un vide absolu, vertigineux et froid. J'ai trente et un ans et rester en vie a longtemps été pour moi une activité à plein temps, un programme, un horizon. Garder un semblant d'équilibre. Ne pas tomber en miettes ni fondre en larmes. Ne pas m'enfoncer, me laisser entraîner par ceux qui sont loin désormais, à qui j'étais lié et dont le poids me leste. J'ai trente et un ans et peu importe. Je sais le poids des morts. Et je sais le mauvais sort. Je sais la perte et le saccage, le goût du sang, les années perdues et celles qui coulent entre les doigts. Je connais la profondeur des sables, j'en ai éprouvé la résistance, la matière meuble, équivoque. Je sais que rien n'est fiable, que tout se défait, se fissure et se brise, que tout fane et que tout meurt. La vie abîme les vivants et personne, jamais, ne recolle les morceaux, ni ne les ramasse. Nos vies sont les mêmes. Nos vies sont pareilles et inquiètes. Nos mémoires délavées, rongées par l'acide, trouées comme du mauvais coton. Notre avenir enfoui, notre histoire illisible, sans contour ni colonne vertébrale, toutes lumières éteintes. Nos vies sont des morceaux mal assemblés, des bouts épars qui jamais ne se joignent. Nos vies sont modernes et oubliées, minuscules et laissées pour compte. Millions de fenêtres allumées aux façades, de phares dans la nuit, de corps dans la ville. Nos vies sont les mêmes. Nos vies sont pareilles et désemparées. Nous avons grandi à l'ombre de nos pères menaçants et froids, dans la fragilité usée de nos mères, nous nous serrions les uns contre les autres au creux de cités gelées, de maisons identiques et horriblement silencieuses, au creux de rues rongées d'angoisse et d'ennui, au milieu d'adultes morts. Oui, nous avons grandi dans la terreur de nos pères, le silence inquiet de nos mères, le vide que creusaient des lieux abstraits, inexistants, sans périphérie ni centre. Nous n'étions ni riches ni pauvres, ni pauvres ni riches, nous ne croyions en rien ni personne, et rien ni personne ne croyait en nous. Nos vies sont les mêmes. Nos vies sont pareilles et sans recours. Nos enfances suintent l'ennui et la peur, nos adolescences se fracassent contre des murs invisibles, nos maisons se confondent et se noient dans le paysage immense. Et sans fin tandis que le temps passe, nous regardons les nôtres tomber un à un, nous les voyons s'enfoncer et disparaître. Aujourd'hui nous marchons au hasard et nos pieds fraient dans les cendres. Nous n'avons pas connu l'histoire. Nous ignorons tout du sens de la marche. L'époque ne nous concerne pas et la société est une fiction trop immense pour seulement se la figurer. Nous allons et venons au gré du courant et tout nous glisse entre les doigts. Nous nous accrochons à ce qui nous rassure et nous retient, nous relie et ainsi, frottés les uns contre les autres sans jamais nous toucher, nous avons moins peur et quelque chose semble enfin se dessiner. Mais rien de précis ne s'affiche jamais nulle part, le vent souffle et le givre est partout. Noyés dans la masse nous dérivons, tremblants de froid nous avançons, comme des têtards aveugles. Sous nos pas tout se dérobe, et dans nos mains la vie s'enfuit comme du sable entre les doigts. Et pourtant nous continuons, pour la plupart nous continuons. Nous essuyons la poussière sur nos mains, sur nos genoux. Nous séchons le sang sur nos paumes, nous croisons les doigts et ainsi nous croyons conjurer le malheur. Nos vies sont les mêmes. Nos vies sont pareilles et défigurées. Nous pleurons les mêmes morts et vivons dans la compagnie sombre des fantômes, nos corps s'emmêlent et cherchent en vain l'impossible consolation. Infiniment perdus dans la foule, nos vies tiennent dans un dé à coudre. Et nous avons beau nous hisser sur la pointe des pieds, nous demeurons plus petits que nous-mêmes. Nos vies sont les mêmes. Nos vies se débattent, crient dans la nuit, hurlent et tremblent de peur. Infiniment nous cherchons un abri. Un lieu où le vent siffle moins fort. Un endroit où aller. Et cet abri est un visage, et ce visage nous suffit. Claire se réveille et s'étire, m'embrasse et Chloé se jette sur elle en riant. Je m'endors pour une heure ou deux. Pendant ce temps-là j'entendrai leurs voix, leurs murmures, leurs rires étouffés, l'eau qui coulera dans la baignoire, le froissement des étoffes. Plus tard nous irons sur la plage, lancer des cailloux dans l'eau grise et bleue. Puis nous marcherons en surplomb de l'eau, et plus tard encore nous roulerons vers chez nous, vers d'autres sables, d'autres eaux. Les oiseaux seront nombreux et la mer retirée. Je sais déjà qu'à mon réveil, quand j'ouvrirai les yeux les rideaux, tout sera calme et lumineux.